Il Camorrista: La série perdue et retrouvée de Giuseppe Tornatore
Par Marie Beaufils.
A l’occasion de l’édition 2024 du Festival Séries Mania, a eu lieu mardi 19 mars la projection d’une fiction oubliée de Giuseppe Tornatore : Il Camorrista, avec Ben Gazzara et Laura del Sol. La série en cinq épisodes produite en parallèle du premier film éponyme du cinéaste n’a jamais été diffusée à la télévision et le long-métrage lui-même, Le Maître de la camorra, a disparu des écrans quelques semaines après sa sortie en salle en 1985.
Une projection capsule temporelle
C’est sur cette annonce surprenante que commence la séance et que le producteur Guido Lombardo entre sur la scène afin d’introduire les épisodes 1 et 4 qui s’apprêtent à être projetés. Héritier de la plus vieille société de production au monde, Titanus production (fondée en 1904), Guido Lombardo, imprenditore et représentant de cet héritage familial fait voyager toute la salle à l’âge d’or du cinéma italien. Image du producteur à l’ancienne : embonpoint conquérant contenu dans un impeccable complet-cravate. Si aujourd’hui M. Lombardo produit surtout des séries pour la télévision, il est assis sur un catalogue de 368 films et se montre très fier notamment des classiques qu’a produit son père comme Rocco et ses frères ou encore Le Guépard et des talents comme Alain Delon ou Sophia Loren qu’ils ont révélés au grand public. Le producteur revient surtout sur le travail qu’il a mené ces dernières années aux côtés de Giuseppe Tornatore afin de restaurer la série retrouvée parmi les archives de la société Titanus.
Dans ce processus de réhabilitation de la série pour le grand public, les pellicules retrouvées ont pu être restaurées au prix d’une petite fortune, comme le souligne ironiquement le producteur italien. Ainsi, avant la projection, nous contemplons quelques images de comparaison d’un avant/après du travail de restauration supervisée par Tornatore lui-même, sur la musique originale du compositeur oscarisé Nicola Piovani. Dans un entretien filmé également projeté en préambule, Tornatore explique que ce processus a impliqué de réaliser un nouveau scan 4k de l’original, une correction des couleurs, qui étaient devenues majoritairement rouges, et un nouveau mixage. Seul le montage est resté intact, bien que les épisodes aient été légèrement raccourcis, passant d’une heure à environ 55 minutes.
C’est donc après 40 ans de pression exercée par les autorités et la mafia napolitaine que deux épisodes de la série ont d’abord été présentés au Festival de Rome, le 26 Octobre 2023 en sortie nationale puis à Série Mania en sortie internationale.
Distribuée par Minerva Pictures, la série sera diffusée sur Mediaset en Italie et a été acquise par AMC pour l’Espagne et le Portugal. Il ne reste plus qu’à savoir quels distributeurs en France se positionneront pour la diffusion de la série. Cette distribution à retardement porte en elle tout un parfum de mystère qui on l’espère saura captiver l’intérêt du public français.
Si on comprend bien que le choix d’un tel sujet ait ébranlé la Camorra, c’est surtout l’approche crue et graphique de Tornatore qui saute aux yeux. Toutefois, si la violence est crue, l’usage de gros plans attise une certaine esthétisation de cette violence. Les gros plans amènent la violence par morceaux visuels et suggèrent du hors-champ, les spectateurs.trices ne sont alors pas exposés frontalement aux actes de violence. Le metteur en scène choisit ce qu’il décide de montrer et ce sont ces brides visuels qui permettent de reconstituer notre propre tableau de la scène. Si à certains moments les gros plans nous donnent des frissons, car la chair des victimes est vraiment matérialisée par cette proximité visuelle, l’ambiance sonore accentue aussi un aspect dramatique voire épique. La composition musicale de Piovano nous met presque à distance de la scène, voire esthétise cette violence et la rend soutenable et même sublimée à l’écran.
Raconter et filmer le mafieux
Franco, surnommé Le Professeur et interprété par Ben Gazzara, fonde et dirige la Nuova Camorra Reformata depuis sa cellule. Avec l’aide de sa fidèle sœur Rosaria interprétée par Laura Del Sol, il établit un puissant empire criminel qui s’étend à toutes les strates de la société. Pour son premier projet de grande envergure, Giuseppe Tornatore se base sur le roman de Giuseppe Marazzo, centré sur la figure de Raffaele Cutolo, l’un des chefs les plus impitoyables de la Camorra.
Enfant, Franco est déjà l’instrument des règlements de compte entre adultes. Adulte, il prend à cœur la protection des siens. Quand sa sœur est l’objet des regards et d’attouchements physiques, il s’attache aussitôt à corriger le jeune Napolitain qui a osé toucher sa sœur en le mettant à mort de ses propres mains devant une foule horrifiée. Le jeune Franco accepte alors son sort et sa peine : une vie à être transféré de prison en prison.
Une série en avance sur son temps et peut-être même en avance sur les séries de notre époque. En effet, que ce soit dans la représentation de la violence ou bien dans la construction du personnage du mafieux, Il Camorrista pousse le curseur encore plus loin que toutes nos séries préférées sur les grandes figures de la pègre, de Tony Soprano, Pablo Escobar à Griselda Blanco en passant par la figure fictive et sympathique du Professeur dans La Casa de Papel. Le personnage de Franco est présenté sans réel motif, sans passé traumatisant, pouvant justifier un tel passage à l’acte. Sympathique envers ses exécutants et sans pitié avec les désobéissants ou les lâches. Le Raffaele alias Franco de Tornatore est macabre. Il est dépeint détaché du regard d’autrui, dénué de raison et de gravité dans ses actions, même emprisonné il semble libre et agit selon sa propre loi, sans chercher ni compassion ni rédemption dans le regard des spectateurs.trices. On le voit à l’œuvre dans la construction d’un empire encore tapi dans l’ombre et le réalisme de Tornatore élève alors le personnage au statut de monstre et de vrai méchant. Un choix radical et déstabilisant pour le spectateur actuel souvent habitué au processus d’identification des tourments d’un personnage aussi mauvais soit-il. En effet, des personnages de mafieux.ses comme Griselda encore Omar Little dans The Wire sont présenté.e.s à travers la nécessité d’une revanche. Griselda tue son mari qui la battait, immigre aux Etats-Unis avec ses trois fils et va construire son propre empire de cocaïne. Quant à Omar Little, braqueur de dealers redouté, il va évoluer au fil du temps pour devenir un personnage de plus en plus attachant. Sa loyauté envers un code moral personnel et ses interactions avec d’autres personnages l’amènent à questionner son propre rôle dans le monde criminel. Il offre ainsi un exemple frappant de cheminement d’anti-héros vers la rédemption. Le.la spectateur.trice comprend alors l’origine du mal et les atrocités commises par le.la protagoniste. Tandis que pour Franco, le montage parallèle et l’usage des gros plans contribuent aussi à cette construction d’un personnage sans pitié. Les scènes du pacte de sang témoignent bien d’un goût pour l’esthétisation de la violence par l’usage du gros plan voire de la macrophotographie sur les gouttes de sang.
Un pacte dans le sang
Cette esthétisation de la violence se retrouve aussi dans les nombreuses scènes de règlements de compte où l’on perçoit cette influence hitchcockienne de découper le corps avec la caméra sans jamais imposer le gore au spectateur.
Cette volonté de suggérer la violence par une mise en scène maîtrisée et un montage en parallèle se retrouve notamment dans la scène du viol. Un des protégés et compagnon de cellule de Franco lui est redevable après ne pas avoir respecté une des clauses de leur pacte, Franco lui demande alors de lui céder sa sœur. Dans cette scène de viol, Rosaria, la soeur de Franco est alors celle qui amène cette jeune femme, incarnée par Anita Zagaria dans la gueule du loup. Alors amenée dans une pièce où on la voit retirer ses vêtements par gros plans successifs, la nudité est alors suggérée et non érotisée. Tandis que la sœur patiente dans une salle annexe. Avec ce montage alterné, Tornatore représente le décalage qui s’installe entre le frère et la sœur. D’un côté l’aveuglement d’une violence qui contredit son propre principe initial : protéger sa sœur face à la violence des hommes. De l’autre, la culpabilité de Rosaria exprimée par les gros plans de ses mains sur sa pochette de cuir exutoire de sa culpabilité. Le sound design travaille le bruit de ce cuir qui vient surplomber la scène et accompagner le silence oppressant. Ici, les gros plans n’esthétisent pas la violence de l’acte, mais au contraire permettent au réalisateur de contourner en partie un male gaze trop dérangeant, une esthétisation, une représentation frontale. Cette scène est clé dans la construction du monstre puisqu’elle le rend froid et impitoyable non seulement aux yeux du spectateur, mais aussi et surtout aux yeux de sa sœur, seule personnage qui lui apportait jusqu’ici une certaine humanité et qui ici assiste presque à ce viol.
Rosera est aux côtés de Franco dès le moment où il est livré à la police après avoir tué sous ses yeux un homme à mains nues. A chaque fois qu’il passe de prison en prison, elle est la seule à continuer de lui rendre visite, mais aussi à servir de relais extérieur dans la construction de son empire. Ici la femme n’est qu’un objet d’assouvissement des pulsions de l’homme et la soeur est complice de cet acte. Une scène importante qui fait de Franco non plus un simple anti-héros mais une réelle incarnation du mal.
Il Camorrista est le premier titre oublié de la filmographie du réalisateur, pourtant consacré deux ans plus tard pour Il Cinema Paradiso par la Palme d’Or et l’Oscar du meilleur film étranger. Dans cette série, on perçoit déjà toute la maîtrise du metteur en scène en ce qui concerne la construction de ses personnages. Une maîtrise qui se manifeste à la fois dans son usage des gros plans et de la mise en évidence des détails et des textures tout en capturant les expressions de manière plus intense, mais aussi le parti pris d’un réalisme dans la construction du machiavélique Franco.