Ariane Nicolas : « Dans Succession, la violence fait partie de l’héritage »
Journaliste à Philosophie magazine, Ariane Nicolas consacre un essai à la série américaine Succession (HBO, 2018-2023) chez Playlist Society. Elle revient avec nous sur la genèse de ce projet et les grands enseignements de la série de Jesse Armstrong.
Votre essai paraît moins d’un an et demi après l’achèvement de Succession sur HBO. Il vous semblait important de capter la série dans sa contemporanéité ?
Oui, complètement. Il fallait certes connaître la fin de la série avant de la reprendre depuis le début – sachant que le travail de recherche et d’écriture me prendrait au moins un an. Mais je suis très contente que ce livre sorte maintenant, au moment où se joue la bataille électorale américaine entre Kamala Harris et Donald Trump. Succession parle explicitement de la crise de la démocratie, à travers une fragilisation de la parole politique et une volonté de s’affirmer par la force physique.
L’autre sujet très contemporain développé par la série est celui du féminisme et de l’éventuelle fin du patriarcat. La série établit avec finesse une généalogie de la domination masculine, et montre que la lutte contre le patriarcat peut aussi faire l’objet d’une récupération purement opportuniste. Dans le camp des hommes d’affaires, elle se réduit bien souvent à un simple argument de vente, à une façade servant à afficher des pseudo-valeurs progressistes.
La série mêle avec délectation l’ancien et le nouveau : musique classique et beat hip-hop dans le générique, archives familiales et plans contemporains dans ce même générique, citations shakespeariennes de Connor et slams (voire raps) de Kendall, etc. Faut-il y voir une permanence du pouvoir et de ce que vous appelez la « violence en héritage » ?
Tout à fait. La série nous rappelle que la société n’est pas prise dans une forme d’immanence, mais résulte d’une longue histoire et, au niveau familial, de ce que l’on appelle une « lignée ». Aujourd’hui, on peut avoir l’impression que chaque individu est sa propre construction, n’est comptable que de ce qu’il fait au quotidien, mais cette vision apparaît trop horizontale. Succession nous rappelle qu’il y a aussi de la verticalité dans cette histoire : qu’on le veuille ou non, nous sommes le produit des événements et des générations qui se succèdent.
Selon une lecture matérialiste, la série postule qu’il n’y a pas de déperdition de la violence, que celle-ci ne disparaît pas comme par magie. Elle peut être intériorisée, projetée contre soi (on parle alors de névrose), mais elle est susceptible de ressurgir de façon très abrupte. D’ailleurs, la série s’interroge sur la prise de conscience de cette violence : ceux qui la commettent ne se rendent pas toujours compte du mal qu’ils sont en train de faire. Après avoir mis une gifle d’une grande brutalité à son fils Roman, Logan lui dit : « Mais je ne t’ai pas frappé. Je serais incapable de faire ça ». On comprend dès lors que pour être canalisée, la violence doit d’abord être conscientisée par ceux qui l’infligent.
À cette violence individuelle, Succession ajoute une violence institutionnelle qui mérite elle aussi d’être radiographiée. Va-t-elle s’évanouir une fois que Logan aura passé le relais à son successeur, ou est-elle indépendante de celui qui a commencé à l’insuffler à son entreprise ? La culture de la violence décrite par la série – harcèlement sexuel ou moral, agressions sexuelles – sera-t-elle amenée à survivre au départ de son grand manitou ? Un élément de réponse nous est fourni par l’attitude de ses enfants, qui continuent de s’agresser mutuellement et de malmener leurs employés. D’une certaine manière, ils ont hérité de cette violence.
Vous relevez la polysémie et la drôlerie du langage indécent employé par la plupart des personnages de la série. Peut-on parler de « poétique de l’injure », dans le sillage d’autres séries de HBO comme Deadwood ou Veep ?
Oui, je suis d’accord. La langue nous rattache à une première communauté : notre famille. Il y a un naturel à parler avec les membres de sa famille, qu’on ne retrouve pas avec d’autres gens – ou alors, en inventant d’autres manières de s’exprimer. Dans Succession, la familiarité du langage produit une drôlerie assez extraordinaire. Cela tend d’une part à normaliser la brutalité des relations sociales dépeintes, et d’autre part à démontrer que la transmission du langage remonte à loin – de ce point de vue-là aussi, Succession est l’histoire d’une « violence en héritage ». Celle-ci peut surprendre de la part de grands dirigeants dont on attendrait un langage plus châtié, mais la série nous révèle l’envers du décor et des discours policés. Qu’un langage ordurier se retrouve dans la bouche de multimilliardaires peut paraître contre-intuitif, mais la réalité est bien plus rude qu’on pourrait le penser. Bien souvent, le langage compassé n’est qu’un décorum hypocrite. A contrario, le droit à l’insulte peut devenir un titre de légitimité que l’on accorde ou non à certaines personnes. L’échelle du pouvoir se mesure aussi à cette liberté d’injurier sans avoir à en subir les conséquences.
L’une des relations les plus savoureuses dépeintes par la série est celle que noue Tom avec Greg, en ce qu’elle instaure une nouvelle hiérarchie au sein de la hiérarchie (Tom passant de laquais à donneur d’ordres). L’autorité est-elle circonstancielle ?
Totalement. Jesse Armstrong fait partie des déçus du simplisme des clivages que relaie aujourd’hui une certaine gauche – par exemple, entre le « wokisme » et le « trumpisme ». Pour lui, les êtres humains sont complexes, ambivalents, souvent tiraillés entre des idéologies qui peuvent paraître contradictoires. On ne saurait les réduire à quelques caractéristiques binaires. Cela s’applique parfaitement à Tom, qui fait des choix guidés par son intérêt personnel tout en ayant conscience qu’ils le rendent malheureux. Il devient une mauvaise personne par avidité, et pourtant c’est le seul qui travaille vraiment dans la série. Il incarne un idéal américain dans ce qu’il a de plus composite : vecteur de croissance, mais aussi intéressé et duplice.
La relation entre Tom et Greg est emblématique de cette duplicité. Renoncer à sa propre liberté ne peut se faire qu’à condition de pouvoir asservir quelqu’un d’autre. Tom accorde à Logan le droit de le maltraiter à partir du moment où il peut lui-même devenir un petit souverain dictatorial. Cela crée une chaîne d’asservissement dans la société, qui rend de nombreux maillons malheureux. Mais Greg ne se réduit pas à une victime : il a de l’ambition, un intérêt à se placer dans la roue de Tom. Venant d’une famille riche, il estime anormal de ne pas être en mesure de mener la grande vie. À ce titre, on peut le voir comme un Tom en puissance : il est son héritier. La « succession » se joue aussi au sein de ce binôme.
Shiv a tout pour prendre la succession de son père… sauf qu’elle est une femme. Ce sujet est très présent dans les séries récentes de HBO, de House of the Dragon (Rhaenyra, Rhaenys) à The White Lotus (Nicole). Que nous enseigne spécifiquement la trajectoire de Shiv ?
Le bilan que l’on peut en tirer est assez pessimiste. Le « problème » de Shiv est qu’elle a la capacité d’enfanter, ce qui la piège dans tous les cas : ne pas avoir d’enfants pose la question de sa succession ; en avoir la met en retrait, le temps de sa grossesse voire au-delà (la marginalisation des femmes enceintes dans le monde du travail ayant été largement prouvée). Les femmes qui travaillent et assument d’importantes responsabilités ont certes la possibilité d’emprunter un schéma masculin, mais cela n’est pas sans conséquences. Existe-t-il une bonne manière d’être une dirigeante politique, par exemple ? Si c’est pour reproduire des modes de gouvernance abusifs, est-ce que cela doit servir de modèle à suivre ? La série nous place face à une aporie assez déprimante – mais très juste – concernant le patriarcat. Celui-ci n’existerait pas sans les femmes, que ce soit de plein gré ou à leur corps défendant. Shiv est l’incarnation de cette ambiguïté : tantôt elle reconduit, tantôt elle subit la domination masculine. Être une femme semble incompatible avec la direction d’une multinationale, ce qui remet en cause l’aspiration féministe de « tout avoir ». Shiv n’a d’autre choix que de consentir à de lourds sacrifices.
Mise en ligne le 27 septembre 2024