The Witcher et le rôle des histoires

Compte-rendu de l’ouvrage de Justine Breton, The Witcher, un monde de légendes. Romans, jeux vidéo, séries, Paris, Bragelonne, 2024

par Gabrielle Lavenir

La saga médiéval-fantastique The Witcher déborde littéralement de légendes. Autour des grandes prophéties qui structurent l’intrigue s’articulent une myriade de récits et de contes dans un univers où il n’est pas facile de démêler le vrai du faux. Les personnages passent un temps considérable à raconter des histoires sur eux-mêmes et sur leur monde. Bardes et historien·nes, c’est-à-dire des professionnel·les du récit très présent·es dans la saga, mais aussi magicien·nes, nobles et gens du peuple réécrivent inlassablement les petits et les grands évènements de l’intrigue.

De fait, la saga The Witcher est avant tout une histoire sur les histoires. C’est la conclusion de The Witcher, un monde de légendes qui propose une lecture fine de la saga née des nouvelles du romancier polonais Andrzej Sapkowski et déclinée depuis sous forme de romans, de jeux vidéo et de séries. The Witcher, un monde de légendes s’intéresse à ce que la saga dit des histoires et de ceux et celles qui les fabriquent, les transmettent et les utilisent.

The Witcher, un monde de légendes est écrit à la fois pour les chercheur·ses et pour des publics au-delà du monde universitaire et intéressés par The Witcher ou plus généralement par la fantasy. L’ouvrage est d’autant plus accessible qu’il n’est pas nécessaire d’être familier·ère avec l’univers de The Witcher pour trouver de l’intérêt à ses analyses. Il évite aussi l’écueil d’une laborieuse exposition initiale de l’intrigue, préférant présenter les personnages et péripéties de la saga au fur et à mesure.

L’ouvrage mêle des approches diverses, empruntées à la littérature et aux études médiatiques : étude des structures narratives, des références culturelles, des formes médiatiques et de leurs mécanismes spécifiques, et dans une certaine mesure des conditions de création des différents textes (au sens large) qui composent la saga. La lecture croisée et détaillée de ces textes montre que les histoires et leur fabrication sont le véritable sujet de The Witcher. La saga porte moins sur les aventures des protagonistes que sur la naissance de leur légende à partir de ces aventures telles qu’elles sont chantées, écrites et réécrites, mises en doute et déformées.

La saga du sorceleur est donc un objet « méta-légendaire ». Patchwork d’histoires fantastiques (qui sont d’ailleurs partiellement tirées de traditions existantes), la saga du Witcher a pour objet principal la formation d’une légende, celle du sorceleur Geralt de Riv et de la princesse Cirilla, entourés d’autres protagonistes comme la magicienne Yennefer et le barde Jaskier. Et, aux yeux de l’auteure, le succès et la dimension transmédiatique de la saga contribue à faire de The Witcher un récit légendaire, ensemble d’histoires merveilleuses et largement diffusées autour de quelques héros·ïnes.

La dimension transmédiatique de The Witcher accentue l’entremêlement des histoires et leur portée. Depuis le début de la publication des nouvelles et romans de Sapkowski en 1986, la saga se décline et se superpose dans des adaptations télévisées, une série et d’autres productions diffusées sur la plateforme de vidéo à la demande Netflix, des jeux vidéo publiés par l’éditeur polonais CD Projekt Red et, déclinaison la plus récente de la saga, un jeu de rôle sur table. La publication de The Witcher, un monde de légendes aux éditions Bragelonne a elle-même quelque chose de « méta » puisque Bragelonne, spécialisée dans les littératures de l’imaginaire, a édité les premières traductions de Sapkowski en français en 2003.

L’intertextualité très forte, notamment dans les romans, crée un réseau de légendes qui dépassent les frontières de la saga. Les personnages y mentionnent le roman arthurien, les récits bibliques ou les contes de Grimm, et relèvent eux-mêmes la ressemblance entre ces récits et leurs propres aventures. Dans les jeux vidéo The Witcher, les quêtes multiplient les références au théâtre, au cinéma et à divers éléments de pop culture. Cette démarche, courante dans la fantasy, crée un réseau culturel partagé par les personnages et leurs lecteur·rices, joueur·ses et spectateur·rices.   

Jaskier, chanter l’histoire tandis qu’elle se déroule

L’ouvrage The Witcher, un monde de légendes se réfère fréquemment aux travaux de recherche récents sur la fantasy et le médiévalisme dans la fiction. C’est le sujet de recherche de Justine Breton, qui a travaillé sur des séries comme Kaamelott et Game of Thrones et publié l’an dernier Un Moyen-Âge en clair-obscur. Sous l’angle du médiévalisme, l’ouvrage analyse les récits collectifs oraux et écrits présents dans la saga. Avec la notion de la légende comme fil conducteur, les chapitres retracent le foisonnement des histoires sous des formes diverses, dont celles de la prophétie, de la rumeur, du conte, des mythes et de l’histoire officielle. Ces objets ont un rôle central dans la transmission des savoirs dans un monde pré-moderne dans lequel l’écrit et les technologies de communication sont rares et coûteux.

Un double fil conducteur apparaît alors : les histoires transforment le monde qu’elles racontent, et la valeur des histoires ne réside pas seulement dans leur capacité à décrire la réalité. Cette conception est introduite dans les romans et nouvelles de Sapkowski et reprises dans les séries et jeux de l’univers, quoiqu’avec des variations. En effet, en tant qu’œuvre transmédiatique, The Witcher implique un grand nombre de créateur·rices et d’équipes qui ont, avec le soutien de Sapkowski, une marge de manœuvre significative par rapport au matériau original. Les jeux vidéo font par exemple de Geralt un personnage prêt à tenir un rôle important dans les intrigues politiques, différent du sorceleur désabusé des romans qui traite avec méfiance les discours et les ambitions de ceux et celles qui cherchent le pouvoir. 

Mais, au-delà de ces variations, le traitement de la légende est similaire dans les différents textes de la saga. Dans un univers inspiré du Moyen-Âge européen, les histoires ont un rôle prépondérant. Principale source d’informations et d’explication du monde, elles ont des conséquences concrètes sur la vie des individus et des groupes. Rumeurs et prophéties peuvent détruire des réputations et priver les individus de leurs moyens de subsistance, faire tomber des rois et déclencher des guerres, amener des révolutions et justifier des pogroms. Les protagonistes de The Witcher sont particulièrement affectés puisque Geralt, Ciri et Yennefer subissent les répercussions parfois tragiques de leur statut de légendes vivantes et d’objets de diverses prophéties.

La saga explore la question de la véracité des histoires et du rapport entre fiction et réalité et l’ouvrage de Justine Breton pose une question lourde d’enjeux : peut-on faire confiance aux histoires ? La confrontation des histoires, ou plutôt de différentes versions d’une même histoire, est un motif récurrent dans The Witcher. C’est par exemple l’objet de la quête de Nimue, magicienne fascinée par la légende de Geralt et de Ciri qui en collecte toutes les variantes pour tâcher de reconstituer la vérité derrière le mythe.

Or, et c’est le propos de The Witcher, un monde de légendes, une telle démarche est vaine. Dans l’univers du sorceleur, les histoires n’ont pas pour fonction de décrire le réel mais de le transformer. La superposition de récits disjoints a d’autant plus de valeur qu’elle donne à voir un monde complexe, nuancé, traversé de tensions. La structure même des romans encourage cette lecture croisée, puisque le texte fait coexister des récits improbables, contradictoires ou incohérents sans trancher sur leur véracité, laissant les lecteur·rices dans l’incertitude au même titre que les personnages. 

A travers les romans, les séries et les jeux qui se déroulent dans l’univers imaginé par Sapkowski, l’ouvrage The Witcher, un monde de légendes propose une réflexion documentée sur la légende, les histoires et leur construction. L’ouvrage aborde aussi la question des conditions de production, les dynamiques de co-création ou les mécanismes narratifs propres aux différents supports médiatiques de la saga. Ces aspects sont intégrés à l’analyse littéraire qui donne aux œuvres et à leurs textes une place centrale dans le raisonnement. On sort ainsi de The Witcher, un monde de légendes avec une analyse intéressante de la représentation de la fiction dans la fiction, mais aussi une envie (nouvelle ou renouvelée) de lire les romans de la saga.

03/10/2024


 

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