Stéphane Rolet : « House of the Dragon parvient à éviter la surenchère de combats entre dragons »
Spécialiste de littérature néo-latine et d’iconographie de la Renaissance, Stéphane Rolet est le premier universitaire français à avoir consacré un ouvrage académique à la série Game of Thrones. Grand connaisseur des écrits de George R. R. Martin et de ses adaptations télévisuelles, il nous livre sa vision personnelle de la deuxième saison de House of the Dragon, diffusée l’été dernier sur HBO.
Ryan Condal, le showrunner de House of the Dragon, a indiqué que sa série compterait quatre saisons au total. Quel est ton bilan provisoire à mi-chemin ?
Je commencerai par rappeler que toute l’action de cette série est déjà connue des lecteurs – ce qui n’était pas le cas pour Game of Thrones, dont le récit télévisuel a dépassé celui des romans de Martin. Le suspense narratif de House of the Dragon ne peut donc être que marginal. Par conséquent, on ne peut avoir la même indulgence pour ce prequel que pour la série-mère. J’ai trouvé la première moitié de la saison 2 vraiment satisfaisante (avec une mention spéciale pour l’épisode 4), mais la suite plutôt décevante. Passée la mi-saison, l’action se met en effet à ralentir alors que du temps était disponible pour aller de l’avant. Au final, l’attente du spectateur est entretenue mais loin d’être comblée : à la fin de ce deuxième exercice, on se retrouve quasiment au même point qu’à l’issue du premier. Cela me laisse la pesante impression d’une stagnation qui n’avait pourtant rien d’inéluctable.
Cette deuxième saison compte huit épisodes, soit deux de moins que la précédente. Quelles sont les répercussions de cette réduction de volume selon toi ?
Ce choix éloigne House of the Dragon – mais pourquoi pas ? – du modèle structurel de Game of Thrones, qui se fondait sur un neuvième épisode de climax et un dixième d’apaisement et de rebondissement, assorti d’une relance finale projetant le spectateur vers la saison suivante. La saison inaugurale de House of the Dragon s’était également appuyée sur ce modèle. Or, la suppression de deux épisodes prive la saison 2 d’une bataille très attendue et d’un rebondissement important permettant de relancer l’action. Cela risque de tout déséquilibrer : cet affrontement aurait permis de conclure la première moitié de la série d’une manière satisfaisante avant d’enclencher la seconde phase, puisqu’il reste encore deux saisons à produire. L’horizon d’attente global se voit ainsi fortement perturbé par ce redécoupage, qui semble être survenu soudainement, en cours de production. Il explique en grande partie, je crois, les ralentissements inconsidérés que l’on a pu constater. Cette modification aura forcément des conséquences sur l’action des deux dernières saisons à venir.
Ne peut-on considérer que le climax et sa retombée ont eu lieu dans les épisodes 7 et 8 ? La confrontation avec le dragon Vermithor en plan-séquence, à la fin du septième épisode, offre un pic émotionnel à la saison, non ?
Pour spectaculaire qu’elle soit, la confrontation avec Vermithor de l’épisode 7 ne se présente pas comme un climax : le dragon est ici un moyen à utiliser, une étape à passer, non le but à atteindre. Je ne trouve pas non plus que ce moment atteigne l’intensité de l’épisode 4, et il ne me semble ni logique ni efficace que ce dernier, le plus sensationnel et riche sur le plan narratif, se retrouve au milieu de la saison que nous avons vue. En effet, la suite, soit la moitié de la saison 2, n’est plus qu’une phase de transition nous acheminant « tranquillement » vers une fin sans surprise, quand on attendrait à tout le moins un changement de rythme préludant à la saison à venir.
Game of Thrones avait progressivement renié son économie de la pyrotechnie et des effets spéciaux fantaisistes. Son spin-off parvient-il à éviter cet écueil ?
House of the Dragon s’intéresse à la légitimité du pouvoir et à sa transmission à l’intérieur d’une famille toute-puissante. Si les dragons y sont davantage présents que dans Game of Thrones, c’est qu’ils constituent un donné de l’expérience initiale. Le récit se concentre sur une période charnière au cours de laquelle les Targaryen détiennent le pouvoir et disposent de dragons : ils n’ont nul besoin de retrouver le secret de leur naissance et pas davantage de gagner le pouvoir, comme ce sera justement le cas pour Daenerys. Quand la série débute, le pouvoir que les dragons confèrent à cette dynastie régnante commence cependant à tanguer de l’intérieur. Se pose d’emblée, dès la séquence inaugurant le premier épisode de la première saison, une question d’héritage intrinsèquement liée aux dragons. Leur présence est inévitable, sachant qu’ils sont adultes et que l’on compte sur eux pour imposer une domination. Cet impératif de représentation aurait pu s’avérer encombrant, mais les auteurs de la série ont utilisé les dragons avec modération. De plus, ils sont ingénieusement parvenus à en faire des personnages qui ne soient pas interchangeables, si bien qu’on a parfois même l’impression de voir un type humain à travers leurs expressions faciales. C’est, selon moi, l’une des grandes réussites de la série, qui parvient à éviter la surenchère de combats entre dragons sans pour autant frustrer nos attentes.
Qu’as-tu pensé de la refonte visuelle du générique entre les saisons 1 et 2 ?
Le générique de la première saison me semblait trop nébuleux, trop réservé aux fans hardcore. En effet, à moins de chercher des explications sur Internet, le spectateur lambda n’y comprenait pas grand-chose. De surcroît, le flux permanent de sang faisait osciller la séquence entre kitsch et gore, ce qui ne collait pas vraiment avec le genre de la série. Ce générique première manière était moins lisible et suscitait moins d’émerveillement que celui de Game of Thrones, même si le recours à une maquette de Valyria, la ville-origine à jamais disparue, était une excellente idée tout à fait raccord avec l’action et, en particulier, avec l’angoisse existentielle de Viserys. La première mouture avait aussi le mérite d’être cohérente et de faire preuve d’une certaine inventivité, ce que je ne retrouve pas dans le générique de la saison 2. Celui-ci s’inspire très fortement du générique de The Wheel of Time (Amazon Prime Video, 2021-), où le moteur visuel était déjà une tapisserie en train de se former par l’entremise d’un métier à tisser, instrument qui apporte à la séquence une touche de réflexivité bienvenue. En comparaison, je trouve que les motifs qui apparaissent dans le nouveau générique de House of the Dragon sont excessivement tautologiques et par là même peu susceptibles de surprendre ni d’offrir de possibles clés d’interprétation.
Quel est ton sentiment sur la connexion établie par House of the Dragon avec Game of Thrones via la vision de Daemon Targaryen dans l’épisode final de cette saison 2 ?
Il s’agit d’une invention télévisuelle, puisque cette vision ne figure dans aucun roman de Martin. Les éléments de cette vision permettent de montrer que l’on reste bien dans l’univers de Game of Thrones, même si l’on a changé de série. L’idée est analogue à celle qui mène au choix de la musique du générique : faire écho à la série-mère, produite avant mais dont l’action se situe (bien) après. Dans cette vision de Daemon, on aperçoit fugitivement la Corneille à trois yeux, Daenerys et ses trois dragons, un Marcheur blanc. Y est également établi un lien interne avec le rêve d’Aegon, motif de tragédie grecque mentionné et raconté par Viserys en saison 1 avant de traverser, semble-t-il, l’ensemble de la série – ce rêve est pareillement absent des romans, même si Martin en évoque l’idée lors d’une interview. La vision de Daemon opère donc une double jonction avec Game of Thrones et elle justifie aussi le choix de donner suite à cette série par un prequel.
L’un des ressorts dramatiques marquants de cette saison 2 est l’introduction de bâtards issus du « petit peuple », qui relancent la problématisation de la prédestination et du libre arbitre. Comment as-tu perçu ce choix narratif ?
La question principale qui se pose à Rhaenyra (et, de façon cruciale plus tard, à Daenerys) est de déterminer ce qui confère une légitimité à un prétendant au trône. Dans House of the Dragon, cela passe par une fiction : le rêve d’Aegon. En effet, rien ne donne le pouvoir de façon prédestinée à un héritier Targaryen ou à quiconque. Il faut organiser cette fiction de la légitimité pour faire oublier que le pouvoir s’acquiert en dernier ressort par la force et la violence. À ce titre, l’intronisation de personnages issus de milieux populaires vient semer le trouble en offrant de nouveaux points de focalisation. Elle suscite également une question centrale autour de la légitimité : qu’est-ce donc qu’un « vrai » Targaryen ? Et son corollaire : en quoi Jace, bâtard avéré d’Harwin Strong dans la série, serait-il finalement plus légitime sur le trône que les autres bâtards semés dans le petit peuple par divers mâles de sa parentèle ? Ne se pourrait-il pas même que certains aient plus de légitimité que lui (souvenons-nous de ce qui arrive entre Jon Snow et Daenerys) ? Sans oublier la question du genre qui reste pendante : une Targaryen est-elle toujours moins légitime qu’un Targaryen pour occuper le Trône de fer, comme les faits l’ont prouvé avec l’exemple de Rhaenys, la « Reine-qui-ne-le-fut-jamais » ? L’irruption du petit peuple permet également de contrebalancer vigoureusement sa quasi-oblitération affichée par Game of Thrones. En effet, dans ces conditions, les valeurs et manières chevaleresques apparaissent toutes relatives, dès lors que, comme on le voit, le contrevenant peut constituer un atout décisif dans la lutte pour le pouvoir. Voilà qui résonne fortement avec l’époque que nous traversons.
Mise en ligne le 28 novembre 2024