Fan girl : quand les séries inversent le rapport de séduction
par Justine Breton
Université de Lorraine
Nombreuses sont les séries qui mettent en scène des fans, qu’ils soient associés au monde du cinéma, de la chanson, des arts ou encore du sport. Le plus souvent, ces représentations s’appuient sur une image stéréotypée des fans en tant que groupe dévoué, criant son admiration pour une célébrité dans une joie très expressive. Le plus souvent, les séries ne s’intéressent pas aux pratiques créatives des fans ou à leur dynamisme, mais préfèrent montrer des comportements clichés. Dans une vision réductrice, elles associent alors les fans à des admiratrices amoureuses. Ces mises en scène des fans dans les séries incluent alors un rapport de séduction, qui ajoute une dimension romantique ou sexuelle à la relation fan/star : les fans mis en scène sont en grande majorité des jeunes femmes, voire des adolescentes, qui conjuguent une admiration fanique et une attirance pour une célébrité, tandis que la star se voit adulée par ce public dévoué et présenté comme aisément manipulable.
Dit très concrètement, pour beaucoup de séries et pendant longtemps, être fan a surtout signifié vouloir coucher avec la star admirée. On pourrait multiplier les exemples de séries qui montrent des fans féminines qui tombent sous le charme d’une star, ce qui entraîne une relation sexuelle – ou une tentative qui signale clairement le consentement de la fan. Dans How I Met Your Mother (2005-2014), Robin est fière d’avoir passé une nuit avec Neil Young (S07E23) , un musicien qu’elle admire tout particulièrement (S05E07) – même si, en réalité, il s’agit d’un imposteur que, dans son excitation, la jeune femme a confondu avec l’artiste.
How I Met Your Mother, saison 7, épisode 23 : Les personnages sont bien embarrassés de constater que Robin n’a pas du tout passé la nuit avec Neil Young.
La séquence laisse à penser que Robin n’a ramené cet homme chez elle que parce qu’elle l’a pris pour le musicien dont elle est fan. D’ailleurs, dans la même série, le personnage de Barney emploie régulièrement cette prétention de célébrité pour séduire : il affirme être tour à tour Ryan Gosling, Neil Armstrong, Barack Obama Junior ou encore l’inventeur des nachos afin de susciter l’admiration des jeunes femmes et de déclencher une réaction de fans, plus promptes à être séduites. Les comédies situées dans un cadre contemporain font régulièrement appel à ce schéma, associant étroitement le fait d’être fan avec une attirance sexuelle. À la même époque, dans la série Psych : Enquêteur malgré lui (2006-2014), Shawn devenu star de telenovela regrette amèrement de n’avoir que des fans hommes, malgré toutes ses démonstrations de charisme (S02E13). Pour le héros hétérosexuel, cela signifie donc l’impossibilité d’user de sa célébrité nouvellement acquise pour séduire.
Ce type d’épisode s’appuie sur le rapport de séduction déséquilibré qui unit une star à ses fans. L’admiration est pensée à sens unique, la fan reconnaissant le talent de la star, mais celle-ci n’exprimant jamais de sentiments similaires envers sa fan. La relation est d’ailleurs d’autant plus déséquilibrée que les fans sont souvent représentées jeunes, tandis que les célébrités mises en scène sont plus matures, et riches : dans un épisode de Dr House (2004-2012), l’équipe médicale soigne une jeune adolescente qu’ils suspectent d’avoir été violée par l’auteur de comic books dont elle est fan, appuyant leur théorie sur cette image stéréotypée et l’apparent dévouement de la patiente envers l’auteur (S06E07). De fait, plusieurs séries associent la célébrité avec la capacité à séduire aisément des fans : dans Brooklyn Nine-Nine (2013-2021), l’auteur de fantasy D.C. Parlov étonne les personnages principaux par ses conquêtes, jeunes et très nombreuses, issues de sa propre communauté de fans (S04E08).
La fan serait donc aussi une groupie, dont l’admiration irait de pair avec la disponibilité sexuelle. Certaines séries jouent d’ailleurs avec cette image, par exemple pour montrer les dérives de cette attirance et des pratiques de fans poussées à l’extrême. Dans Supernatural, la jeune Becky apparaît par exemple à plusieurs reprises en tant qu’admiratrice amoureuse de Sam – ce que les posters de sa chambre, ainsi que son pseudo issu des forums de fans, « samlicker81 », suggèrent de façon peu subtile (S05E01). Becky s’inscrit dans une communauté de fans bien plus large représentée dans la série, dans une méta-lecture qui joue régulièrement avec les attentes, les théories et l’investissement majeur des fans de la série elle-même (S10E05). Mais Supernatural signale bien les risques d’un dévouement fanique poussé à l’extrême par l’ajout d’une composante amoureuse. Après différentes approches et tentatives de séduction plus traditionnelles (S05E09), Becky fait appel à un filtre d’amour pour contrôler les sentiments de Sam et l’épouser (S07E08). Si l’aventure amoureuse et trompeuse n’est que de courte durée, elle permet toutefois d’illustrer les dérives qu’une admiration sans borne, doublée d’attirance sexuelle, peuvent causer – en particulier dans un monde où la magie existe.
Lorsque les séries mettent en scène des fans, elles insistent donc sur le rapport de séduction qui unit la star et la fan, mais sans toutefois se limiter à présenter l’ascendant de la star sur la fan. Dans Supernatural, c’est Becky qui prend littéralement le pouvoir sur Sam, en réclamant un amour partagé que la star ne souhaite pas lui accorder. Certes, le plus souvent, c’est la célébrité qui apparaît en position de supériorité dans la relation établie avec la fan, puisqu’elle est l’objet d’une admiration déjà établie : la fan étant par définition admirative d’une célébrité, passer de cette relation initiale à sens unique à un rapport de séduction est présenté comme plus aisé. La star aurait alors la possibilité de « profiter » de son statut pour s’attirer les faveurs de fans dévoués, ce qui dans les séries peut inclure une composante sexuelle. Mais les séries repoussent de plus en plus ce schéma cliché et tout ce qu’il implique de déséquilibre dans les relations ainsi formées, d’autant plus dans un monde post-#MeToo où les abus, bien réels et non tirés de la fiction cette fois, ont été plus ouvertement dénoncés.
Désormais, pour les séries, être une star ne signifie pas avoir des droits sur le cœur et le corps de ses fans. Alors, certains épisodes tordent le cou aux schémas préétablis et jouent avec les relations complexes entre célébrités et fans. Plusieurs séries inversent par exemple le rapport de séduction et mettent en scène de fausses fans, qui reprennent l’ascendant et dont l’attitude très entreprenante ne débouche toutefois sur aucun geste sexuel. Dans la série Sherlock (2010-2017), la journaliste Kitty Riley tente d’utiliser son apparent statut de fan de Sherlock Holmes dans l’espoir de le séduire et d’obtenir un scoop (S02E03).[TE3]
Le rapport de séduction est clairement établi : la jeune femme suit le détective dans les toilettes du tribunal, se présente en fan – ce que le chapeau façon cosplay et le badge indiquaient déjà sans grande subtilité – et demande à Sherlock de signer sa chemise, dans un geste qui dévoile son décolleté. Selon le détective, figure du savoir quasi-absolu dans la série – et dans la pop culture – il existerait deux types de fans : « attrape-moi avant que je ne tue de nouveau », ou ceux dont le lit est une invitation. Kitty n’étant pas une tueuse en série, elle se présente elle-même comme une admiratrice désireuse de coucher avec Sherlock. Or, le célèbre détective étant ce qu’il est, il dévoile rapidement l’illusion et met un terme à cette tentative de séduction trompeuse – une manipulation romantique d’autant plus complexe dans cette affaire que la journaliste est elle-même séduite et manipulée par Moriarty, le grand ennemi de Sherlock.
Mais la séquence dans les toilettes du tribunal montre bien que Kitty voit dans un statut de fan un moyen plus aisé d’approcher et de séduire Sherlock. La journaliste construit sa stratégie à partir d’une image largement répandue, qui voit encore parfois dans les fans – surtout lorsqu’il s’agit de jeunes femmes – des partenaires sexuelles consentantes et faciles à séduire. Sherlock, comme d’autres séries, contribue peu à peu à briser cette image problématique.
Plus récemment, la comédie Hacks (depuis 2021) joue de même avec ce stéréotype pour mieux le déconstruire – comme très souvent dans la série à succès. Lors d’une croisière lesbienne, l’humoriste Deborah Vance pense pouvoir utiliser sa célébrité pour séduire une femme au bar (S02E04). Elle initie la situation de séduction, invitant la fan à lui offrir un verre, et se prend rapidement au jeu de cette relation naissante.
La séquence est assez brève, mais elle souligne à quel point Deborah utilise sa célébrité comme un argument de séduction : son nom connu, son statut d’invitée de la croisière et sa fortune la placent automatiquement dans une situation de supériorité par rapport à Marla, une femme qui se présente simplement comme une fan de l’humoriste. Pourtant, la série s’amuse de cette situation et de l’association de préjugés et de prétention qui incite Deborah à croire automatiquement en son talent de séductrice. En réalité, Marla n’est pas intéressée par l’humoriste, elle cherche uniquement à la manipuler pour obtenir un remboursement de produit de téléachat venu dans l’émission de Deborah… La tentative de séduction est bien une manipulation basée sur un rapport de pouvoir, mais qui ne prend pas la forme que l’on croit.
Dans ces épisodes, une femme affiche chaque fois sa vulnérabilité feinte en tant que fan supposément déjà séduite par la célébrité, et tente ainsi de la manipuler. En prétendant être une fan dévouée et pour ainsi dire déjà conquise, sur le plan amoureux comme sexuel, la fausse fan essaie de reprendre l’ascendant dans la relation star/fan, en soutirant des informations à la célébrité. La fausse fan met en avant son acceptation apparemment totale de la dynamique de séduction naturellement opérée par le rapport star/fan ; chaque fois, la star ne cherche initialement pas à séduire cette personne de façon spécifique, mais sa célébrité implique automatiquement un processus plus large qui crée le déséquilibre entre star et fans. Toutefois, en se présentant ouvertement comme des fans disponibles sexuellement, Kitty et Marla se réapproprient ce rapport de séduction pour mieux en tirer profit : elles prétendent se soumettre au rapport déséquilibré pour obtenir des faveurs ou des informations, et utilisent ainsi le « star system » et leur sexualité à leur avantage. Si les deux tentatives avortent finalement, elles traduisent cependant une réorientation de l’image de la fan manipulable. Il est à noter que Sherlock Holmes et Deborah Vance n’ont pas du tout la même réaction face à cette tentative de séduction trompeuse. Le détective lève facilement l’illusion, mais ce n’est pas le cas de l’humoriste : pensant pouvoir profiter de la séduction qu’elle inspire, Deborah est elle-même séduite par cette admiration qu’elle pense inspirer, et se trouve d’autant plus déçue lorsque Marla lui révèle ses véritables intentions.
Si les séries associent donc toujours étroitement le statut de fan à une composante sexuelle d’une part, et à un rapport de pouvoir déséquilibré d’autre part, les mises en scène qui se multiplient inversent parfois les images stéréotypées, et en soulignent de fait les limites. Dans les séries comme dans la réalité qu’elles reflètent, être fan ne signifie pas être automatiquement séduit, et être une célébrité ne signifie pas avoir l’ascendant sur ses fans. Il suffisait d’y penser…
29/11/2024