Les Fannibals : un fandom queer à point

par Hélène Breda[1]

Cet article est tiré de recherches menées entre 2019 et 2021 avec Déborah Gay (Université Toulouse Jean Jaurès – LERASS)

Si on vous dit « Hannibal Lecter », il y a fort à parier que c’est l’image d’Anthony Hopkins, masqué et vêtu d’une camisole de force, qui vous vient immédiatement à l’esprit. Lorsque Bryan Fuller, alors connu comme showrunner de Pushing Daisies (ABC, 2007-2009), s’est attaqué à l’univers de thriller créé par le romancier Thomas Harris, faire oublier cet interprète légendaire relevait de la gageure. Il est pourtant parvenu, le temps de trois saisons (NCB, 2013-2015), à proposer une relecture très personnelle de la figure du psychiatre cannibale de Boston.

La série Hannibal, qui s’est achevée il y a dix ans, reste peut-être une référence de niche comparée aux adaptations de Jonathan Demme (Le Silence des Agneaux, 1991) et de Ridley Scott (Hannibal, 2001). Lors de sa sortie, elle a pourtant fédéré rapidement une communauté de fans séduite par sa radicalité esthétique, la subtilité de ses acteurs et son indéniable coloration queer.

Mads Mikkelsen interprète Hannibal Lecter

 

« This is my design » : une série conçue comme une fanfiction

À l’origine de la série Hannibal était… un fan. C’est ainsi que se définit Fuller, opérant un pas de côté par rapport à la simple logique d’adaptation hollywoodienne. Il ne s’agissait en aucun cas pour lui de proposer un reboot des différents films eux-mêmes tirés de la tétralogie littéraire de Harris : Le Silence… et Hannibal, mais aussi Le Sixième Sens (Man Hunter, 1986) qui avait déjà fait l’objet d’un remake, Dragon rouge (2002), ainsi que le – fort dispensable – Hannibal : les origines du mal (2007). Fuller revendique d’avoir mis en scène sa propre fanfiction, en adoptant des pratiques créatives normalement associées aux publics « amateurs ». Il s’est ainsi emparé du matériau originel pour le remodeler à sa guise, combler les vides de la narration, ajouter ou transformer des personnages et nouer de nouvelles relations entre elles et eux. Dans les romans et les films qui en ont été tirés, le récit prend place après l’arrestation et l’emprisonnement d’Hannibal Lecter, médecin renommé dont le hobby secret est de cuisiner de la viande humaine avant de la déguster arrosée de chianti. Seul le prequel Les Origines du mal opère un bond dans le passé pour nous livrer son origin story (« mais pourquoi est-il aussi méchant ? »). Dans Dragon rouge et Le Silence des Agneaux, c’est de derrière les barreaux que ce bon docteur Lecter aide des agents du FBI à mener leurs enquêtes : Will Graham dans le premier, Clarice Starling dans le second. Dans l’opus éponyme, enfin, Hannibal a réussi à s’enfuir et est en cavale.

Bien souvent, les fanfictions servent à leurs auteurs et autrices (la pratique est largement féminine) à imaginer des épisodes de la vie des protagonistes de leurs histoires préférées en marge de la narration « officielle », ce qu’on appelle le « canon ». C’est exactement ce que fait Fuller : le point de départ de sa série se situe après la jeunesse de Lecter décrite dans Les Origines…, mais avant le moment où le FBI l’a arrêté, ayant compris qu’il n’était pas un notable bostonien ordinaire. Ce qui intéresse le showrunner au premier chef, c’est de développer la relation entre Hannibal et l’agent Will Graham, respectivement interprétés ici par Mads Mikkelsen et Hugh Dancy, depuis leur première rencontre.

L’exploration de la relation entre Hannibal (Mikkelsen) et Will (Dancy) est au cœur du projet de Fuller

Ce faisant, il va adopter un autre procédé dont les publics fans sont très friands : la queerisation de l’univers de départ. Souvent, cela permet de questionner et de corriger le manque de représentativité des fictions en ce qui concerne les minorités LGBTQ+. Fuller est un créateur ouvertement gay, dont l’ambition revendiquée est d’interroger les rapports de genre entre ses personnages, en l’occurrence l’homosocialité masculine et son potentiel homoérotique. Il s’adonne en cela à la pratique fanique du shipping : le fait d’imaginer une relation amoureuse entre deux personnages qui n’est pas forcément présente dans le canon d’une œuvre. Le shipping infuse les réceptions actives et les créations de fans depuis des décennies. Lorsqu’il implique des protagonistes de même sexe (souvent censés être hétérosexuels dans la diégèse officielle), on parle de fanfiction ou de fanart slash (car le couple était de part et d’autre d’un /). Un exemple historique canonique est celui du pairing (mise en couple) entre le capitaine Kirk et Monsieur Spock dans les productions des fans de Star Trek des années 1970. Dans Hannibal, Fuller a opté pour un Graham a priori hétéro et un Lecter pansexuel. Pourtant, si l’attirance amoureuse et érotique entre eux deux n’est pas explicitée avant la fin de la troisième saison, elle est sous-tendue par le travail de cadrage et de montage des scènes où tous deux sont présents. Plus largement, les scènes de (quasi-)nudité, de combats et/ou de contention qui parsèment l’œuvre viennent alimenter un imaginaire homoérotique où les figures masculines sont tour à tour des sujets agissants et des corps réifiés.

La tension homoérotique entre les protagonistes est palpable

En parallèle, la série adopte d’autres procédés faniques qui participent du remaniement des rôles genrés et de la queerisation du matériau de départ. Fuller s’adonne ainsi au genderbend, pratique qui consiste à changer le genre d’un personnage lors du passage du canon à la création dérivée. Entre autres exemples, le docteur Alan Bloom créé par Thomas Harris devient Alana Bloom chez Fuller. Après une période de flirt avec Will et une courte liaison avec Hannibal, Alana se met en couple avec une autre femme, Margot Verger, sans que l’évolution de son orientation sexuelle ne soit questionnée à quelque moment que ce soit. Le projet de Bryan Fuller vient ainsi brouiller les frontières entre les productions issues d’industries culturelles, officielles et « canon », et les pratiques de fans que l’on range habituellement du côté de l’amateurisme, du non-professionnel. Le showrunner s’est approprié un univers narratif pour le façonner à sa convenance, ce qui passe par une queerisation manifeste des personnages et de leurs relations. De l’autre côté de l’écran, certaines franges du public ont été conquises par ce parti-pris et ont rapidement constitué une communauté dévouée : les Fannibals.

« My ship is canon » : une connivence queer entre les Fannibals et Bryan Fuller

Les Fannibals, qui se rallient sous le hashtag #FannibalFamily, sont très investis depuis la première saison de Hannibal. Or, s’il n’est évidemment pas possible de tirer des généralités à ce sujet, force est de constater qu’un pan important et très visible du fandom se caractérise lui aussi par son appropriation de la queerness de l’œuvre. Tandis que l’attirance entre Graham et Lecter n’est que sous-entendue dans la majeure partie de la série, les publics actifs et passionnés y ont trouvé un terreau fertile pour imaginer leurs propres déploiements narratifs autour de ce couple. La création de Fuller a ainsi donné lieu à des dizaines de milliers de fanfictions, publiées sur des sites dédiés comme Fanfiction.net ou Archives of Our Own. Beaucoup sont labellisées comme des histoires slash centré sur le duo phare. Le genre thriller et le caractère horrifique de la série sont notamment propices au sous-genre fanfictionnel qu’est le hurt/comfort : des histoires où un protagoniste souffre, physiquement ou psychologiquement, et où un autre prend soin de lui. Les fanarts (dessins, montages de photogrammes) ne sont pas en reste. Ils peuvent représenter Hannibal et Will dans des relations très mignonnes, dans un registre inspiré du registre « kawai » japonais, mais aussi parfois dans des interactions érotiques beaucoup plus intenses et graphiques.

Évidemment, ce type de pratiques n’est pas du tout l’apanage des fandoms d’œuvres qui portent en elles un potentiel queer. Outre l’exemple déjà mentionné de Star Trek, il existe des créations dérivées homoérotiques à foison autour de milliers d’univers fictionnels (Harry Potter, Sherlock…). Celles-ci n’émanent pas forcément de publics queer : les premiers travaux menés en études de fans attribuent plutôt les fanfictions slash à des femmes hétérosexuelles qui imaginent des relations amoureuses dépouillées de tout rapport de domination genré. Les Fannibals constituent cependant un bon exemple de communauté ancrée dans un référentiel LGBTQ+ qui coïncide avec les identités de nombreux et nombreuses fans. Une plongée dans le monde numérique de cette « Famille » permet de constater que ses membres affichent sur les réseaux sociaux des identités de genre et/ou orientations sexuelles minorisées dans le reste de la société. Comme d’autres fandoms, celui-ci fonctionne alors comme un refuge pour des gens, souvent jeunes, qui découvrent progressivement qui ils et elles sont, expérimentant au passage du rejet et des discriminations de la part de leur entourage. Se met ainsi en place au sein de la communauté un réseau de soutien et de solidarité, qui peut se manifester par des encouragements, la mise en place de cagnottes, la célébration collective du mois des fiertés, la création d’ateliers d’écriture queer, etc.

Encore une fois, il ne s’agit pas de considérer que les Fannibals sont tout-à-fait exceptionnels de ce point de vue : il est possible, à l’inverse, de les comparer à maintes autres communautés de passionnés de pop culture. Ce qui fait une vraie différence, en revanche, c’est la manière dont Bryan Fuller lui-même est venu valider leurs lectures et pratiques queer autour de sa série. Très actif sur les réseaux sociaux à l’époque où Hannibal était diffusée à la télévision, il n’hésitait pas à commenter les épisodes lors de leur passage et à interagir avec des internautes pour enfoncer le clou des interprétations homoérotiques. Devant le premier épisode de la saison 3, par exemple, qui s’ouvre sur une scène où Lecter roule en moto vêtu d’un blouson de cuir, l’acteur Aaron Abrams (qui interprète Zeller dans la série) tweetait : « 12 secondes et cet épisode de #Hannibal met déjà mon hétérosexualité en péril ». Peu après, Fuller citait son message pour affirmer avec humour « TON HÉTÉROSEXUALITÉ EST ATTAQUÉE ». Dans le même esprit, lors de la diffusion d’un épisode sanguinolent, le showrunner s’amusait grivoisement dans son livetweet : « WILL GRAHAM EST COUVERT DES FLUIDES CORPORELS DE #HANNIBAL #GAYAGENDA ».

Quand Bryan Fuller et Aaron Abrams « livetweetaient » la diffusion d’Hannibal

Fuller entérine les lectures queer de la série à grand renfort d’allusions graveleuses

Fuller entérine les lectures queer de la série à grand renfort d’allusions graveleuses

En d’autres lieux (virtuels), Fuller n’a pas hésité à s’afficher avec des créations de fans qui célébraient le couple Hannibal/Will, tel un T-shirt sur lequel tous les deux s’embrassent ou un mug imitant le design d’une chaine de cafés bien connue : le couple y est entouré par le message « My ship is canon ». Et ce pour le plus grand plaisir des Fannibals, bien sûr.

Sur Twitter, une internaute reposte des photos du showrunner avec des créations de fans queer en commentant : « Autres auteurs : les fans, vous devez arrêter avec ces histoires de shipping, ils ne seront jamais qu’A M I S, vous inventez des trucs à partir de rien. Pendant ce temps, Bryan Fuller

Parallèlement, le créateur est allé jusqu’à adresser des clins d’œil à son fandom au sein même de la série. Par exemple, l’expression « murder husbands » (maris meurtriers), inventée par les Fannibals, a été par la suite injectée dans un dialogue. Hannibal offre ainsi un exemple unique de co-construction de la queerness d’une œuvre par son showrunner et son public.

En d’autres circonstances, il aurait pu être reproché à Fuller de faire du queerbaiting, c’est-à-dire de sous-entendre sans jamais l’expliciter que ses protagonistes étaient amoureux l’un de l’autre. Ses interactions avec les fans en ligne, mais aussi la direction qu’il donne au canon de son œuvre dans la dernière saison, lui permettent d’échapper à cette accusation – à l’inverse des choix faits par d’autres créateurs comme Steven Moffat avec Sherlock, par exemple. Dix ans après la fin de la série, il est ainsi considéré comme l’auteur d’une fiction « anti-queerbaiting »[2]. De fait, l’annulation de Hannibal après sa troisième saison a laissé ses fans au désespoir, au point qu’ils et elles ont essayé de la renouveler à travers une campagne « Save our show ». Ce type de mobilisations faniques sera justement au menu d’un futur épisode de Fanalytics. Stay tuned !

Pour aller plus loin : podcast Histoire en séries sur Hannibal.


[1] Université Sorbonne Paris Nord – LabSIC

[2] https://collider.com/hannibal-tv-show-anti-queerbaiting/#:~:text=The%20show’s%20commitment%20to%20allowing,to%20the%20harmful%20queerbaiting%20trope.

21/02/2025

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