
How to get away from murder ou le récit de la « Strong Black Woman »
par Sarah Zaouia
« Strong Black Woman », indestructible et maternelle, ou femme hypersexualisée, ou encore femme en colère, voilà l’éventail de personnages donné en représentation aux femmes et actrices noires dans le cinéma américain. Secondaires et stéréotypés furent pendant bien trop longtemps les deux seules fonctions accordées à la communauté afro-américaine par une industrie du cinéma aux codes eurocentriques. Toutefois dans ce paysage ô combien obscur, certains offrent la possibilité de rêver à une révision de ces codes. How to get away with Murder (HTGAWM), série créée par Peter Nowalk et portée par l’icône Viola Davis, rompt avec ces codes en proposant des personnages féminins noirs complexes, puissants, mais aussi vulnérables.

Vous voulez savoir comment tuer impunément ? Écoutez attentivement les leçons d’Annalise Keating, avocate et professeur de droit, interprétée magistralement par l’actrice afro-américaine Viola Davis. Keating est une figure d’autorité tirée à quatre épingles à la fois crainte et admirée. Mais qu’en est-il une fois le masque tombé ?
ANNALISE KEATING : ENTRE EMPOWERMENT ET VULNÉRABILITÉ
Dans une scène surchargée de symboles Annalise se livre à un exercice périlleux face à son miroir : se regarder. À l’inverse de l’image du contrôle absolu auquel elle s’adonne depuis toujours, cette scène apparait comme un instant suspendu dans lequel seule la solitude semble lui tenir compagnie. En retirant ses bijoux, sa perruque, ses faux-cils ainsi que son maquillage, Annalise se déleste du poids de ces atours à travers des gestes lourds et épris de colère tant la dureté du masque qu’elle doit porter et l’épuisement qu’il engendre la plonge dans une forme de rage contre cette pression constante.
Nous assistons à la mise à nu d’un personnage qui se décharge de son armure sociale en laissant de côté, l’histoire d’un instant, la soldate qui tous les jours se voit contrainte de revêtir cet uniforme et se rendre au front afin de lutter face à une société dont elle est la proie. Ainsi, cette scène à la forte portée symbolique vient, de manière brutale, jeter en plein visage du téléspectateur une double réalité encore taboue avec laquelle les femmes noires doivent négocier au quotidien : injonction à la perfection d’un côté et représentation d’un diktat de beauté eurocentrique. En somme, dans cette schizophrénie, la femme noire n’est pas autorisée à être ! Bien trop humaine pour être parfaite et bien trop noire pour être reconnue comme belle, pour survivre il lui sera donc inévitable de revêtir les atours de la prédatrice et ainsi d’entretenir une illusion de pouvoir et un silence quant à son statut de proie potentielle.
Seule face à son miroir, Annalise offre un moment suspendu d’introspection rythmé par la tension entre l’image publique de puissance qu’elle est contrainte de projeter et l’être vulnérable asphyxié qui n’aspire qu’à une chose : enfin remonter à la surface et respirer dans toutes ses contradictions, traumatismes et insécurités. Par conséquent, cette scène caractérise un acte au combien symbolique et politique de ré-appropriation de soi.

UN PIED DE NEZ À L’INDUSTRIE DU CINÉMA
De cette scène, Viola Davis offre le témoignage silencieux de l’authenticité de la femme noire et non une vision fantasmée comme celle systématiquement calibrée par les studios de productions états-uniens. En effet, à l’image de cette armure sociale, le cinéma a longtemps et dans une certaine mesure continue à entretenir l’invisibilisation des représentations de beautés africaines excepté lorsqu’il s’agissait de mettre en avant des personnages racisés stéréotypés et marginaux, souvent symboles d’une rhéthorique « anti-noir », au service de la continuité d’un système contre l’émancipation de la communauté afro-américaine. Hormis ces cas, l’objectif des studios était de pousser les femmes noires à se conformer aux normes eurocentriques. Entre lissages des traits à l’aide d’un maquillage spécifique et des éclairages éclaircissants et l’injonction aux cheveux lissés, l’ordre était donné : si vous voulez travaillez dans l’industrie du cinéma, soyez en sûrs, nous cherchons une actrice noire qui devra œuvrer à ressembler à une femme blanche, car l’histoire du personnage servira avant tout le mise en avant des protagonistes blancs. Ainsi, pour jouer un rôle au cinéma, vous devrez accepter de n’être que fiction également dans votre propre vie.
À l’instar de ses bijoux qu’elle retire et laisse tomber comme on laisserait tomber des chaines, Annalise Keating offre une performance-symbole que les chaines de l’oppression noire sont toujours là, mais cette fois-ci sous le signe d’une attente de conformité à une société dans laquelle le dominant reste la communauté blanche. De ce fait, dans une industrie qui condense en elle-même les plus pesantes tensions sociétales, Viola Davis sonne la révolte en faveur d’une ré-appropriation de l’esthétique noire, mais elle va également permettre à son personnage de s’autoriser à envoyer bouler le poids des chaines d’un racisme intériorisé en hurlant silencieusement son droit à exister et non à prétendre être. Dans le sillage des discours hérités de l’histoire coloniale, Viola Davis à travers son personnage hurle entre les lignes : « Vous ne coloniserez plus mon âme, mon histoire, mon récit, ni même mon apparence ». C’est un appel à vivre et non plus à simplement survivre car comme le disait Victor Hugo :« Le plus grand ennui, c’est d’exister sans vivre. »
En définitif, How to get away with Murder dresse le portrait d’une femme noire naviguant entre fragilité et puissance, vérité intime hurlant son existence et image publique controlée dans une société qui cherche à la contenir.
13/03/2025