Les premiers passeurs de la « culture séries » (1/3)

Par Ioanis DEROIDE, le 3 janvier 2022

Un magazine (Génération Séries), une émission de télévision (Destination Séries), une collection d’ouvrages (aux éditions Huitième Art), un festival (les Rencontres européennes de télévision) : tels sont les nœuds du réseau médiatique où un petit groupe de passionné.e.s a construit la sériephilie française à partir de la fin des années 1980. Trente ans après la parution du premier numéro de Générations séries, je me suis entretenu avec quatre des acteurs principaux de cette période : Jacques Baudou, Alain Carrazé, Christophe Petit et Martin Winckler[1]. Ils reviennent ici sur leur parcours, leurs rencontres, et les séries qu’ils ont aimées et défendues.

1ère partie

Nos quatre témoins se sont nourris de séries télévisées dès leur enfance. Pour au moins deux d’entre eux, l’éveil à la sériephilie est incontestablement lié au fait d’avoir grandi dans une famille où la télévision était valorisée, comme technologie et comme média.

J. Baudou (né en 1946) : Mon père qui était sous-officier de l’armée de l’air et technicien radar a construit à partir de pièces détachées notre premier poste de télévision en 1956. J’ai donc vu très jeune les séries que diffusait la seule chaîne de télévision à l’époque : Aigle noir [Brave Eagle], Sherlock Holmes, Hopalong Cassidy, The Cisco Kid, Fury, Colonel March et surtout Rintintin. Notre poste était le seul de la cité militaire où nous habitions et toute une bande de mômes débarquait chez nous le jeudi après-midi pour regarder ses aventures.

Pour Martin Winckler (né en 1955), ce n’est pas un mais deux foyers qui ont joué ce rôle facilitateur et légitimant : celui de ses parents et celui de la famille du Minnesota dans lequel il a passé une année en 1972-1973.

M. Winckler : J’avais déjà bouffé beaucoup de séries quand j’étais gamin, les séries qu’on pouvait voir en France. J’avais regardé tout Le Prisonnier avec mon père, ma mère, mon frère, le dimanche après-midi, je crois que c’était à cinq heures. Mais quand je suis arrivé aux États-Unis j’ai découvert les reruns, les rediffusions, c’est-à-dire la syndication. Toutes les chaînes locales, le soir, reprenaient les programmes du prime time des trois grandes chaînes, mais dans la journée, elles diffusaient des séries du passé. C’est comme ça que j’ai vu Star Trek, qui était diffusée sur une chaîne locale de Minneapolis de 5 heures à 6 heures tous les jours et je regardais ça avec mon “petit frère américain” de ma famille d’accueil, cinq jours par semaine. J’ai vu aussi Les Mystères de l’Ouest, qui avait été un peu diffusée en France. Et j’ai découvert que les séries étaient un spectacle tout à fait respecté. Dans TV Guide, on trouvait toutes sortes d’infos sur les séries. Donc aux États-Unis il y avait un travail sur les séries qui était équivalent à ce qu’on pouvait trouver sur le cinéma en France, parce qu’il y avait déjà une culture de la télésérie, de la télévision en général : dans les années 70, on trouvait déjà des livres sur la télé classique des années 50.

TV Guide, juillet 1969.

Pour tous, le goût précoce pour certains genres qui se trouvaient mis à l’honneur à la télévision a contribué à l’attraction pour le petit écran.

J. Baudou : J’ai assez vite développé une appétence particulière pour le roman policier, la science-fiction, le fantastique. Genres qui sont assez bien représentés quantitativement dans le monde des séries télévisées, et qui dans les années 60 bénéficiaient encore d’une réputation de mauvais genres, ce qui les rendait d’autant plus attractifs.

A. Carrazé (né en 1959) : Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été passionné par la science-fiction et le fantastique. Dans les années 60, on ne pouvait pas en voir au cinéma, ou alors c’était des films qui n’étaient pas destinés aux enfants, programmés dans des petits cinémas un peu mal famés du quartier où j’habitais, porte de la Villette à Paris. J’ai en ai quand même vu quelques-uns, comme Barbarella [sorti en 1968]. Tout le monde y allait pour voir Jane Fonda à poil, moi j’y allais pour voir les soucoupes, les explosions, les extra-terrestres ! Les bandes dessinées de science-fiction (je commençais à m’intéresser aux comics), il y en avait aussi très peu. La seule chose que je pouvais faire, c’était tourner le bouton de la télé. Et là, je voyais de la SF : il y avait des films, des classiques comme Planète interdite, qui étaient diffusés le dimanche après-midi, un peu à la sauvette. Mais il y avait aussi quelques séries, comme Au cœur du temps ou Le Prisonnier, qui m’ont marqué de manière indélébile.

C’est donc en partie parce qu’ils n’avaient pas accès au cinéma que nos quatre pionniers se sont tournés vers la télévision, et pour certains vers la radio également. Mais aussi parce qu’ils étaient de grands lecteurs (de romans ou de bandes dessinées) et qu’ils aimaient passionnément les histoires.

J. Baudou : Pour moi, le cinéma est arrivé bien plus tard, au temps de mes études universitaires à Reims. Mais dès mon enfance et mon adolescence, j’ai été un grand lecteur omnivore et j’ai baigné dans les fictions télévisuelles, et ensuite je leur ai toujours accordées une grande place, sachant très bien le rôle qu’elles avaient joué pour moi.

C. Petit (né dans les années 1960) : J’ai toujours aimé lire et entendre des histoires et plus particulièrement les histoires à épisodes dans lesquelles on retrouve chaque semaine ses héros favoris. Comme je vivais à la campagne, le cinéma n’était pas pour moi donc je me rabattais sur les livres et sur les séries : Chapeau melon et Bottes de cuir, mais aussi Les Envahisseurs, Les Mystères de l’Ouest, Au cœur du temps, La Planète des singes, Wonder Woman et tellement d’autres ! J’étais très jeune à l’époque. Jusqu’aux années 1990, c’était le parcours du combattant pour les suivre car elles étaient diffusées en dépit du bon sens et si on n’avait pas de magnétoscope, il était fréquent de rater des épisodes. Mais, curieusement, la magie opérait d’autant mieux que les séries étaient malmenées. Quand un épisode sautait, on était en colère mais cela entretenait le suspense, le plaisir d’attendre. Le manque créait l’envie. Et même quand la diffusion était régulière, il y avait quelque chose de magique à devoir attendre une semaine pour voir la suite du programme. Le suspense nourrissait la passion.

Comme le rappelait Martin Winckler, la France n’était pas les États-Unis et ce n’est pas dans la presse télé hexagonale des années 1960-1970 (Télé 7 Jours, Télé Poche, Télérama) qu’on aurait pu trouver des fiches techniques, guides d’épisodes, critiques ou autres informations à même de satisfaire la soif de connaissances des fans de séries. Les deux premiers titres faisaient régulièrement leur « une » sur un héros ou une héroïne de série, une preuve parmi d’autres qu’il y avait un public pour ces programmes, mais ne cherchaient pas à éduquer leur – souvent jeune – public. Pourtant, poussé par la curiosité, Alain Carrazé, par exemple, faisait feu de tout bois pour cultiver sa sériephilie.

A. Carrazé : Mon magasin de jouets vendait les jouets Dinky Toys de Thunderbirds, comme la voiture de Lady Penelope, alors qu’on n’avait pas encore la série à la télé. Je lisais ce qui était écrit sur l’emballage et je me disais : « c’est quoi, ça, “From Gerry Anderson’s TV show” » ? Ça m’intriguait beaucoup ! Le jour où c’est enfin arrivé en France [en 1976], j’étais scotché devant mon écran avec le modèle réduit dans la main. La curiosité m’a poussé à m’intéresser aux séries télé en général. Je regardais Hawaï Police d’Etat, Chapeau melon et bottes de cuir, etc, et je voyais des logos à la fin des épisodes : « c’est quoi “ABC” ? C’est quoi “Paramount Television” ? » Je voulais savoir qui était derrière, qui avait réalisé, créé, produit, donc je cherchais n’importe quelle littérature sur le sujet. A 14-15 ans, j’allais dans des librairies spécialisées. Pendant des années, mes livres de chevet ont été des guides américains qui recensaient les grilles de programme.

A la même époque, Martin Winckler met la main sur le premier numéro du magazine américain Starlog, créé en 1976, qui comporte un guide d’épisodes de Star Trek, et de son côté, Jacques Baudou avait déjà approfondi son goût pour le medium série.

J. Baudou : Dans les années 60, je me suis intéressé bien sûr aux séries relevant de mes littératures de prédilection, mais aussi aux séries westerns (Le Virginien), aux séries d’aventures, aux séries historiques anglaises (et à Thierry la fronde), aux séries d’espionnage… J’ai compris assez vite que les feuilletons et les séries TV avaient leur domaine propre d’expression, leurs qualités spécifiques, que c’était un monde particulier avec ses codes, ses données, ses structures narratives. La récurrence était un élément primordial qui les différenciait du cinéma et qui ouvrait très largement le champ d’action des scénaristes. Et il n’était pas très difficile de repérer les séries qui, d’une façon ou d’une autre : qualité de la distribution, des scénarios ou de la réalisation, originalité du concept, ingéniosité dans l’évolution de la série d’une saison à l’autre, se montraient d’une qualité supérieure. Avec parfois des découvertes qui sortaient formidablement de l’ordinaire comme Les Compagnons de Baal ou Le Prisonnier.

[1] Ces entretiens ont été conduits en janvier-février 2021, par un échange de courriels avec MM. Baudou et Petit, et par visiophonie avec MM. Carrazé et Winckler.

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