Conversations de bureau

Compte rendu de l’ouvrage de Brian Baumgartner et Ben Silverman, The Office, la série racontée par ses créateurs, trad. Benjamin Jimenez, Bordeaux, Capricci, 2024

par Justine Breton

The Office, la série racontée par ses créateurs s’adresse avant tout aux fans de la série états-unienne, diffusée de 2005 à 2013 sur NBC, et toujours disponible aujourd’hui sur plusieurs plateformes de streaming. L’ouvrage est dirigé par l’acteur Brian Baumgartner (le comptable Kevin dans la série, célèbre notamment pour son exceptionnel chili) et par le producteur Ben Silverman, dont le visage est sûrement moins connu mais à qui l’on doit la production de programmes aussi variés que The Tudors (2007-2010) et The Biggest Loser (2004-2020), et bien sûr The Office version US.

The Office, saison 5, épisode 26, Kevin apporte son célèbre chili pour en faire profiter ses collègues de bureau.

L’avant-propos est écrit sur le ton de la conversation – ou, devrait-on dire, de la confidence – par Greg Daniels, scénariste et producteur qui a eu la bonne idée d’adapter pour le public états-unien la série britannique The Office, initialement créée par Ricky Gervais et Stephen Merchant (BBC Two 2001-2002 et BBC One 2003). Il donne le ton de l’ensemble du volume, composé d’extraits de conversations (traduites) entre les membres de l’équipe qui ont participé à The Office, dès son lancement ou au fil des saisons. Baumgartner et Silverman échangent avec des acteurs, scénaristes et nombreuses figures de l’ombre – producteurs, coiffeurs, maquilleurs… – qui ont contribué à faire de la série un succès toujours renouvelé. Le livre se présente donc comme la transcription d’échanges libres, avec de très nombreuses références à la série, des blagues, des instants de complicité, un peu d’émotion et quelques révélations sur les coulisses du tournage : qui a donc pu voler le panneau « Dunder Mifflin » qui marquait l’entrée du bureau et servait régulièrement de décor aux scènes d’interview individuelle ? Pourquoi Dwight n’a-t-il pas sauté à cheval au-dessus des chutes du Niagara ? Pourquoi l’entreprise de Scranton version Matrix n’apparaît-elle finalement pas à l’écran ?

Au fil des pages, on décortique avec l’équipe les raisons du succès de The Office, mais aussi leur confrontation avec les contraintes matérielles et, notamment, la difficulté de convaincre un diffuseur avec un tel projet. Les mots-clés qui président à la création et à la réalisation de la série sont « original », « drôle » et « incisif », et à la lecture de l’ouvrage on pourrait leur adjoindre « authentique ». Car si les épisodes mettent en scène des personnages hauts en couleur et des situations souvent loufoques, ils s’appuient aussi sur des enjeux réels d’organisation de bureau, sur des personnages qui empruntent beaucoup aux acteurs et scénaristes, et même sur des décors réels représentant la petite ville de Scranton – où toutefois aucun épisode n’a jamais été tourné. Cette image d’authenticité constitue l’un des atouts de la série, et le succès des événements promotionnels qui ont été organisés par la suite à Scranton montrent bien toute l’importance qu’a pu prendre au fil des années le récit faussement documentaire de cette banale entreprise de vente de papiers.

La réflexion proposée par Jenna Fischer (la réceptionniste Pam Beesly dans la série) sur le potentiel de l’ennui souligne la façon dont The Office a su prendre des risques pour proposer un récit unique et susceptible de faciliter l’identification des spectateurs. Sur le principe de la sitcom, The Office s’empare du quotidien et de l’ordinaire, y compris donc parfois de l’ennui, pour en faire un sujet à la fois familier et drôle. Le livre revient longuement sur les enjeux humoristiques de la série, qui ne naissent pas tant des répliques ou des personnages, mais des relations entre eux – et notamment des duos. Les personnages évoluent profondément, certains étant même amenés à « grandir » à de nombreux niveaux – l’on pense notamment à Michael Scott, qui apprend à dépasser son manque affectif et son besoin maladif d’être aimé, et à Dwight Schrute, que le spectateur apprend à aimer malgré (ou à cause de) sa bizarrerie, et qui lui aussi gagne en profondeur et en maturité. Cette focalisation sur la durée rappelle à quel point un tel programme aurait sûrement du mal à trouver sa place aujourd’hui, tant les logiques de rentabilité instantanée poussent des séries originales vers la sortie au bout d’une seule saison. Or, The Office a eu beau trouver un public non négligeable avec sa version britannique, la première saison de l’adaptation US n’a pas immédiatement été un succès.

The Office (version UK), saison 1. Avant de réunir Dwight, Jim et Michael dans l’adaptation US, The Office dans sa version originale britannique voit Gareth (Mackenzie Crook) piégé par Tim (Martin Freeman), sous le regard amusé du boss insupportable David Brent (Ricky Gervais).

L’une des morales qui ressort des échanges proposés ici, si l’on tient à tirer des leçons d’une aventure télévisée si spécifique, est justement l’importance du temps long accordé aux programmes, à l’écriture et aux personnages. The Office n’a pas su trouver son public dès sa première saison, et il a fallu un immense retravail après le lancement de la série pour trouver le ton juste, donner naissance à cette communauté de fans et enfin confirmer la réussite. Même par la suite, ces tâtonnements restent perceptibles, en particulier lors de la grève des scénaristes en 2007, largement soutenue par l’équipe, face à la concurrence du streaming ou lors du départ de Steve Carell, qui laisse un vide dans le bureau et sur le tournage lorsqu’il choisit de poursuivre sa carrière au cinéma avec de nouveaux rôles. On regrette toutefois que l’ouvrage ne revienne pas sur cette scène majestueuse d’hommage à Michael Scott/Steve Carell.

The Office, saison 7, épisode 21, l’hommage émouvant de la famille Dunder Mifflin à Michael/Steve Carell.

Comme la série dont il est tiré, ce livre se veut « feel good » et prend soin de son lecteur. À plusieurs reprises, les auteurs interpellent le lecteur et lui demandent s’il est toujours là et si ces anecdotes de tournage et de production l’intéressent. L’ouvrage est justement fait pour inclure tous les lecteurs fans de The Office, même si l’on n’est pas spécialiste du vocabulaire des séries et de leur diffusion : les questions de contrats de syndication, l’échelle de Nielsen et autres enjeux importants dans la diffusion d’une série sont expliqués avec simplicité par les auteurs ou en note de bas de page, afin de comprendre au mieux ce qui se joue dans une telle aventure télévisée. Plusieurs intervenants font un parallèle avec un running gag de la série : si dans The Office le manager Michael Scott insiste avec lourdeur sur le fait que le bureau est comme une grande famille, sans toujours convaincre ses employés, dans l’équipe autour de la série c’est bien le sentiment qui prédomine. Tout le monde est invité à donner son avis sur les différents stades de création dans un partage des tâches constructif, l’équipe parle de « brouiller la frontière entre les acteurs et les scénaristes » (p. 229) et les longues années passées ensemble dans un environnement si ordinaire, loin des studios de tournage des autres séries, ont créé un effet de communauté parmi les membres de l’équipe. L’une des dernières sections du livre revient justement sur le fait que « The Office réconforte les gens, guérit les blessures et donne le sentiment d’appartenir à une grande famille » (p. 376). Cela paraît sûrement un peu naïf, mais c’est pourtant une impression que l’on retrouve souvent en visionnant la série et, dans une certaine mesure, en parcourant ce livre.

The Office, saison 9, ou la grande famille Dunder Mifflin.

Pour apprécier au mieux les anecdotes proposées par cet ouvrage, mieux vaut être assez bien familiarisé avec la série, afin de saisir toutes les références et d’avoir un éclairage vraiment pertinent sur les épisodes retracés. Les intervenants, et notamment les réalisateurs, reviennent à plusieurs reprises sur les hésitations de tournage : modification inopinée de répliques, choix de cadrage, valorisation des répliques ou simplement des bruits environnants, etc. Il est préférable d’avoir la série en tête pour comprendre et apprécier au mieux ces conversations. Les grandes scènes d’émotion de la série, comme autour du couple Pam-Jim ou du parcours de Michael, suscitent de longues interrogations que l’équipe retrace en évoquant ce qui aurait pu être, ce qui fonctionne et parfois ce qui manque à la série.

The Office, saison 2, épisode 22, Jim avoue ses sentiments à Pam ; lors de leur premier véritable baiser, le réalisateur fait le choix de ne pas montrer le visage de Pam pour permettre au spectateur de vivre la scène avec elle.

Mieux vaut aussi avoir en tête les noms des comédiens, au moins, pour pouvoir s’y retrouver dans ces dialogues enlevés. On plonge avec l’équipe dans les anecdotes de The Office, mais on regrette parfois de ne pas avoir accès à une version audio ou vidéo de ces échanges, tant on prend plaisir à retrouver un peu de Dunder Mifflin au fil des pages. Parmi les ajouts finaux, l’entretien avec la chanteuse Billie Eilish (et sa mère) n’apporte probablement pas autant que le reste, si ce n’est qu’il témoigne de l’incroyable longévité de la série, y compris pour un jeune public qui la découvre vingt ans après sa première diffusion. En effet, avec son esthétique presque atemporelle et le peu de références concrètes à l’actualité de la série, The Office vieillit bien et est finalement peu marquée par le contexte de sa première diffusion. Même si toute la série s’étend sur 9 saisons, la plupart des intrigues sont resserrées sur des groupes de 4 ou 6 épisodes, ce qui en fait un programme très pratique pour les habitudes de visionnage actuel en streaming. Des années après son arrêt, de jeunes spectateurs et des familles (re)découvrent l’histoire d’amour de Pam et Jim, l’improbable quête de pouvoir de Dwight et les aventures rocambolesques de Michael Scott. Le livre revient de façon très intéressante sur les raisons et les enjeux de cette réception en différée, et pose une nouvelle fois la question du rapport au temps long dans l’existence des séries.

Cet ensemble d’échanges très dynamique donne ainsi l’impression de faire partie de la grande « famille » Dunder Mifflin, tout en éclairant le fonctionnement interne d’un programme largement salué par le public et par la critique, et en interrogeant nos pratiques actuelles de création et de diffusion des séries. Mais plus qu’une réflexion technique sur le marché sériel, c’est avant tout une invitation à se (re)plonger dans les épisodes de The Office, entre nostalgie et plaisir sans cesse renouvelé.

23/02/2025

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