La Fièvre. La dernière série d’Eric Benzekri sonne-t-elle juste ?

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par Rémi Lefebvre, politiste

Les séries se saisissent de plus en plus de la matière politique. Baron Noir a proposé une série brillante, centré sur le champ politique, situé au cœur de ses luttes picrocholines, ses manœuvres florentines, ses tensions entre idéalisme et cynisme. La nouvelle série de son auteur principal était attendue. Avec La Fièvre, Eric Benzekri ne quitte pas la politique mais y replonge en faisant un pas de côté, adoptant la focale de la société, « archipélisée », et de la fabrique de l’opinion (la boucle est bouclée avec la série précédente quelques minutes avant la fin du sixième et dernier épisode). Dans cette première saison, quelques traces subsistent seulement de la politique institutionnelle (un ministre de l’Intérieur, lecteur de Stefan Zweig, un député de droite roué) comme si la politique officielle s’était évaporée. Loin de Dunkerque,  des coulisses des partis et des palais du pouvoir, La Fièvre explore d’autres univers sociaux, scrutent d’autres codes professionnels avec une égale sagacité : le monde de la communication dite de « crise » (sa novlangue, ses « qualis », ses process, ses PowerPoint, son ethnocentrisme parfois), les réseaux sociaux (leur viralité, leur créativité, leur immédiateté), le stand-up et le monde des influenceurs (vecteur de l’extrême droite dont les idées se fraient désormais partout) et le football (son modèle économique, son financement…), dernière espace à « faire nation » et propre à canaliser la conflictualité. On trouve aussi plein de résonances de phénomènes de société : la place nouvelle des femmes dans l’espace public (les principaux protagonistes de la série, Sam Berger, la communicante, Marie Kinsky, l’humoriste, sont féminines), la dépression, les psys, le célibat, la santé mentale des enfants, les HPI… Avec ces divers fils, Eric Benzekri et son équipe tissent une trame scénaristique riche qui interroge avec une grande habileté et acuité les passions identitaires, l’hystérie d’un débat public qui ne semble plus être qu’une succession de séquences et de controverses (le paroxysme permanent), la banalisation de l’extrême droite et les affects d’une société gagnée par la peur, l’anxiété, les passions tristes, un pessimisme foncier (« le monde est devenu une grande déglingue »).

Quand le club du Racing se met en coopérative


La série donne à penser parce qu’elle se saisit de questions essentielles de l’agenda public, mais aussi parce qu’elle respecte chaque point de vue (ce qui est aussi une manière de cibler et d’agréger des publics différents…). La Fièvre satisfait les attentes de la série trépidante avec ses cliffhangers de fin d’épisode mais prend le temps aussi de déployer des points de vue divergents avec une certaine équité (ce principe de symétrie était déjà de mise dans Baron Noir). Eric Benzekri regrette souvent en interview qu’on n’écoute pas assez les discours politiques et les arguments. Sa dernière série fait droit tant aux arguments de l’ultraconservatisme identitaire qu’à ceux du décolonialisme intersectionnel ou du républicanisme de gauche (celui de Sam Berger… et sans doute d’Eric Benzecri lui-même) dans un exercice que l’on peut qualifier de « dialogique ». Alors que la « polarisation » et l’hystérisation abiment, appauvrissent et brutalisent le débat public, l’idéal de démocratie que porte Benzekri est clairement parlementaire et délibératif (cf. le grand débat entre Philippe Rickwaert et Michel Vidal dans Baron Noir, le débat citoyen sur l’armement de « l’autre assemblée » dans La Fièvre). C’est aussi la limite de la série : une tendance logomachique à faire prévaloir la parole et le commentaire. Les dialogues sont riches mais bavards… au risque du didactisme et du sous-titrage théorique. La série produit sa propre analyse. Les punchlines redoutables foisonnent et font mouche : le coup de boule déclenche « un 11 septembre du vivre ensemble », « le racaille football club », « le football est ce qui réunit encore toutes les iles de l’archipel français », « une crise est comme un organisme vivant », « la conversation publique devient un affrontement généralisé »… Mais les dialogues ciselés et très écrits produisent un effet d’irréalité : parle-t-on, vraiment, comme cela dans la vraie vie ? Même dans des univers très réflexifs…

Il n’en demeure pas moins que la série cherche à décrypter la société. Comme l’a analysé Sandra Laugier, dans la continuité des travaux de Stanley Cavell, les séries peuvent participer à « l’éducation morale du public ». La Fièvre y contribue. Elle propose une « fiction didactique »[1], qui confronte des propositions politiques réelles et les met en situation et en expérimentation autour d’une hypothèse forte (la guerre civile est désormais un horizon possible). Le pari d’Eric Benzekri est que la fiction peut décrypter le réel, présenté comme de plus en plus inaccessible. Puisque La Fièvre se prétend ancrée dans la réalité et en offre une lecture forte, c’est à l’aune de celle-ci qu’en politiste et sociologue on propose ici de la discuter et de la prolonger. La série est un éloge de la « conversation », alors soumettons là à la discussion autour de quelques-unes de ses thèses saillantes.


La société est devenue indéchiffrable

La thématique revient de manière récurrente dans la série : la société est devenue opaque, illisible car fragmentée, atomisée, fracturée, individualisée, narcissique (« le narcissisme est la maladie de l’époque »). La crise de la représentation dont on parle beaucoup n’est pas qu’une crise de légitimité des représentants mais procède d’une incapacité à produire une vision de la société à laquelle les citoyens puissent s’identifier. Les auteurs reprennent à leur compte les théories de Jérôme Fourquet, devenues un lieu commun médiatico-politique, qui constitue la matrice intellectuelle de la série (ils multiplient les références à l’ouvrage comme les développements sur le tatouage, épisode 1). Rappelons-les. Pour le sondeur la société française est désormais privée d’un référentiel culturel commun et n’est plus qu’un « archipel » d’ilots et de communautés s’ignorant les unes les autres sous l’effet du déclin des classes sociales, du multiculturalisme, de la sécession des élites… La dislocation l’emporte et la politique est devenue un exercice fragile et périlleux puisqu’elle est condamnée à l’agrégation d’intérêts particuliers difficiles à concilier et à transcender. Cette thèse un peu simpliste est discutable.  

La seule voie pour connaître la société est dès lors d’avoir recours aux communicants (l’agence de com’ Kairos est l’épicentre de la série) et de multiplier les « qualis » (focus groups qui aident à comprendre les opinions, les « tendances » de la société…), au besoin « non mixtes » (car « personne ne veut se désolidariser des gens de sa propre communauté », nous dit Sam Berger). C’est en produisant ces « qualis » que la communicante de crise et la future stand-uppeuse se sont rencontrées. Le panel de citoyens formant « l’autre assemblée » (épisodes 5 et 6) a été construit en fonction d’une typologie de Français (les militants désabusés, les stabilisateurs, les laissés pour comptes, les attentistes…). La communicante Sam Berger l’analyse explicitement : « le panel est construit sur les convictions profondes de chacun, c’est de la psychologie politique, la seule discipline utile pour gagner une élection ».

Surveiller les réseaux sociaux ou refaire de la sociologie ?


La sociologie est ainsi complètement absente de la série, elle n’est en aucune manière un outil d’intelligibilité du monde social. Elle n’est que du côté de « la déconstruction » (les deux sociologues qui apparaissent sont intersectionnels). Les sciences sociales sont pourtant un appui pour comprendre la société et sortir d’une illisibilité qui est trompeuse. La manière dont on voit la société est dépendante des lunettes qu’on utilise pour l’appréhender. A ne faire que des « qualis » on ne voit que de l’éclatement, de l’individu, du psychologique voire de « l’identitaire ». A l’évidence la société est plus fragmentée que par le passé (mais elle l’était aussi beaucoup à la fin du 19ème siècle). La sociologie ne mobilise ainsi plus le concept de « classe ouvrière » mais celui de « catégories populaires » pour désigner des milieux sociaux populaires de plus en plus hétérogènes et travaillés de contradictions. Mais il y a bien encore des lignes de forces qui travaillent la société, des repères et appartenances qui la structurent. Deux tiers des Français continuent à se placer sur l’axe gauche-droite. Les inégalités sociales, territoriales, culturelles sont toujours décisives. La France n’est pas aussi communautarisée qu’on le prétend. En 2019, les mariages mixtes représentent 15,3% des mariages célébrés en France, ils représentaient 6% en 1950.


Les réseaux sociaux sont devenus centraux

La segmentation de la société est inséparable des nouvelles technologies et de l’influence exercée par les algorithmes. Le narcissisme s’appuie sur les réseaux sociaux, « principal source d’endomorphine » pour l’individu, nous dit une actrice de la série. Internet et les réseaux sociaux sont le principal front de la bataille culturelle qui est au cœur de l’intrigue. Un des lieux essentiels de la série est un fascinant mur d’écrans dans la cellule de crise de l’agence de communication, sorte de QG militaire (où dort parfois Sam Berger). On retrouve un mur plus modeste chez le hacker qu’utilise Marie Kinsky pour pirater les comptes d’une militante féministe et lancer le débat sur l’armement citoyen. Ces écrans qui indiquent en temps réel les tendances du « vacarme » du monde, la propagation des infos, des hashtags, des clashs, du shitstorm… constituent un véritable panoptique (assez peu réaliste… mais efficace sur le plan de la mise en scène). La série présente avec brio suite au « coup de tête » la dynamique des propagations, de la viralité, du tipping point atteint très vite dans cette situation et des conséquences « on line » et « on site »[2]. La tactique qui consiste à couper les portables et à faire le mort (épisode 1) est effectivement rationnelle, mais lorsqu’il y a des agents de polarisation délibérément engagés (Marie Kinsky), les communicants ont intérêt à aller à l’affrontement du point de vue réputationnel.

La vision des réseaux sociaux de la série pèche néanmoins par schématisme et par une forme d’illusion héroïque (qui est ajustée évidemment au format « série »…). La Fièvre met en scène le combat de deux grandes prêtresses numériques des propagations aux pouvoirs stratégiques d’anticipation et de prescience exorbitants (et peu réalistes, là encore) « alors que les propagations sont affaire de viralité massivement horizontale » (Dominique Boullier). En matière de propagations, « le gouvernement stratégique ne fonctionne pas, c’est un gouvernement tactique qui seul peut exploiter les moments brefs, les fenêtres d’opportunité, le tout sans maitrise réelle » (idem). De manière plus générale, la série tend à surestimer le poids des réseaux sociaux dans un vertige debordien (le virtuel supplante le réel) et leur pouvoir d’orchestration (avec chef d’orchestre, pour reprendre une expression de Bourdieu). S’ils jouent un rôle croissant, le débat public et les controverses se déroulent aussi dans d’autres arènes et espaces. Ce que reconnaît d’ailleurs un des acteurs de la série, en notant à propos du club de football : « l’esprit du racing a mobilisé le pays réel qui n’en peut plus des dingues en ligne ».


Les batailles identitaires sont devenues essentielles

Venons-en à la thèse centrale de la série : la primauté des fractures identitaires et des luttes culturelles qui prennent le pas sur toutes autres contribuent à l’affaissement de la société et minent sa cohésion. La série est hantée par une perte, celle d’un récit et d’un monde communs, qui nourrit le pessimisme et une anxiété assez radicale (la dépression de Sam Berger). Eric Benzekri assume explicitement une nostalgie de l’esprit de la Troisième République, assez conservatrice : « Il n’y a plus de figure d’autorité » regrette-t-il sur France Inter le 23 mars dernier, se disant favorable au port de l’uniforme des enseignants à l’école primaire. Parce qu’elle a fait le deuil du « commun », la politique est dominée dès lors par le combat des identités, essentialisées : racistes « blancs » contre racisés, extrême droite contre gauche intersectionnelle, féministe, antiraciste, indigéniste… La frénésie identitaire rebondit et s’amplifie sans cesse, de faits divers en faits divers. Le propos de la série ne manque parfois pas de nuances (l’entraineur du Racing met en perspective et banalise les propos de son joueur qui le traite de « toubab »). La Fièvre montre bien que cette place des identités est affaire d’élites et d’entrepreneurs qui les instrumentalisent, stratégiquement et souvent cyniquement (Marie Kinsky, l’universitaire indigéniste Kenza Chelbi), par le haut. Quelle place accorde la série à cette frénésie identitaire par le bas ? Ce n’est pas très clair. Le footballeur Fodé s’interroge : « qu’est-ce que ça veut dire indigéniste ? » (comme une majorité de Français qui ne connaissent pas la signification du mot « woke »).

Au cœur de la bataille identitaire (Marie Kinsky vs Kenza Chelbi)


Si la série ne verse pas dans la caricature de l’anti-wokisme (le terme est très peu utilisé), elle tend à rabattre de nouvelles thématiques et revendications (néo- féminisme, lutte contre les discriminations…) sur des questions d’identité alors que l’on peut soutenir qu’elle engage aussi des questions d’égalité et qu’elles reformulent les enjeux de l’émancipation (malgré des excès ou des pathologies militantes, fortement mises en avant par la série). L’intersectionnalité n’infuse guère encore les espaces militants et constitue avant tout un concept, intéressant quoique discutable, mobilisé dans les sciences sociales. Les mouvements antiracistes n’ont pas la force ni la radicalité que leur prête la série. Les auteurs prêtent un pouvoir à l’universitaire décoloniale et indigéniste, Kenza Chelbi, qui est peu crédible (son équivalente dans la réalité, Houria Bouteldja, joue un rôle social marginal).

Cette focalisation sur les identités produit aussi un angle mort : la question sociale et économique, très présente dans Baron Noir, a quasiment disparu de La Fièvre. Elle constitue pourtant une dimension structurante du rapport au politique et une attente très forte dans « l’opinion » même si la gauche ne parvient pas à constituer une offre politique qui pourrait la satisfaire. Le pouvoir d’achat, l’école, les inégalités comptent plus dans la hiérarchie des préoccupations des Français que l’immigration ou l’insécurité. L’« intégration » des Français d’origine immigrée est une question sans doute d’abord socio-économique. La question sociale n’affleure dans la série que sous l’angle du statut de coopérative qu’acquiert le Racing. Le club de foot se rallie à « la démocratie corinthiane », modèle d’autogestion démocratique en pleine dictature militaire au Brésil.C’est la seule note d’optimisme d’une série qui projette un regard aiguisé mais particulièrement anxiogène et dépressif sur notre monde, à la limite de la dystopie. Même si les temps sont sombres, le pire n’est peut-être pas le plus probable.


[1] S.L. Beavers, “The West Wing as a pedagogical tool”, Political Science & Politics, 2002.

[2] Les développements qui suivent ici doivent à mes échanges avec mon collègue sociologue Dominique Boulier. Voir son ouvrage : Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales, Armand Colin, 2023 et « Couper les chaines de contagion par temps d’émeute », AOC, 12 Juillet 2023.

26/04/2024

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