« La Fièvre » et le problème de l’incarnation dans les séries réalistes

Par Ioanis Deroide.

En organisant sa lecture de l’opinion publique française autour de trois personnages incarnant chacun une position politique mais en refusant à l’un le développement auquel ont droit les deux autres, la série créée par Eric Benzekri et réalisée par Ziad Doueiri compromet son projet.

La Fièvre (Canal+, 2024) est une série politique qui s’intéresse à la fabrique de l’opinion publique dans la France contemporaine, opinion présentée comme façonnée par les médias, particulièrement les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue, eux-mêmes instrumentalisés par des communicantes redoutablement efficaces.

Au centre du récit s’anime Samuelle « Sam » Berger, analyste et prescriptrice hyperlucide qui décode mieux que quiconque l’état de la société française et prophétise, angoissée, son devenir catastrophique. Le revers de ce don est une santé mentale défaillante, du moins dans les premiers épisodes. Elle est de ces héroïnes qui paient de leur raison le fait d’avoir raison, avant et contre les autres, dans la lignée d’une Carrie Mathison (Homeland). Ce portrait d’une femme en rupture et en crise s’aplanit à mesure que Sam convainc de la justesse de ses vues tous ses interlocuteurs : du patron de son agence de communication au président d’un club de football professionnel et jusqu’au ministre de l’Intérieur. Comme il sied à une protagoniste de série, sa vie personnelle est pleinement intégrée au récit, même si les scénaristes résistent à peu près à la tentation d’une intrigue romantique. Son ex-mari et leur fils adolescent ont droit à un certain nombre de scènes, et le médecin qui traite ses troubles psychologiques fait aussi quelques apparitions.

Le footballeur et les militantes

En relation avec ce premier pôle de personnages gravitant autour de Sam, La Fièvre construit trois autres pôles, dont deux sont dominés par des figures de militants politiques identitaires, le troisième s’organisant autour du personnage de Fodé Thiam, footballeur star du club évoqué plus haut. Quand il assène publiquement un coup de tête à son entraîneur en le traitant de « sale toubab », ce geste devient immédiatement viral et déclenche la poussée de « fièvre » médiatique, sociale et politique qui va occuper toute la série et que les deux autres pôles vont tenter d’instrumentaliser à leur profit.

L’un est soudé autour de Marie Kinsky, le seul personnage à rivaliser en intelligence avec Sam, pour qui elle est à peu près ce que Moriarty serait à Sherlock Holmes si ces deux-là avaient été collègues de bureau et amis proches avant que le premier ne se décide à emprunter la voie du Mal, lequel prend ici la forme de l’extrême-droite identitaire, passée maître dans l’art de désinformer et d’ouvrir des fenêtres d’Overton. Si son personnage est moins développé que celui de l’héroïne (elle n’en est que l’opposante), il est tout de même écrit sous de multiples facettes et dans de multiples décors : son grand appartement haut de gamme où son amant semble faire partie de la décoration, la scène du théâtre où elle donne un spectacle démagogique, la loge du même théâtre où elle se confronte à Sam, le repaire du hacker qui l’aide à manipuler les réseaux sociaux, etc. Les personnages secondaires avec qui elle interagit (assistants admiratifs, manifestants hostiles, député à l’Assemblée nationale, journalistes ou représentants du lobby des armes aux États-Unis) contribuent à asseoir sa centralité dans le récit.

Marie Kinsky (Ana Girardot) et Yellow Submarine (Salif Cissé), le hacker qu’elle paie pour manipuler l’opinion

Reste la dernière pièce majeure du système discursif de la série, qui est aussi celle qui en compromet la solidité. Le personnage de Kenza Chelbi, une militante très en vue de l’extrême-gauche décoloniale et indigéniste, est a priori le troisième élément d’un jeu équilibré qu’on pourrait dès lors décrire en filant la métaphore d’un épisode de l’Odyssée : Sam est Ulysse, capitaine d’un navire / société française menacé d’écartèlement et de naufrage si son équipage cède aux chants contradictoires mais également envoûtants des sirènes Kinsky et Chelbi.

S’il n’en va pas ainsi, c’est que le dernier de ces trois personnages est sous-écrit. Ses apparitions sont cantonnées aux scènes qui présentent les discussions et les actions conduites par son groupe militant sans qu’aucune information soit donnée sur son parcours (là où la trajectoire de Kinsky, de la com’ au spectacle, et de YouTube à la manipulation politique est clairement décrite) ni son métier d’enseignante-chercheuse à l’iniversité. De même, sa vie privée n’est jamais montrée ni même évoquée, ce qui l’enferme dans un seul décor récurrent, qui ne lui est pas personnel : l’ancien atelier reconverti en café associatif où se réunissent les militants de son mouvement. Hors de ce cercle, ses seuls contacts ne lui sont pas propres mais partagés avec Marie : comme elle mais moins qu’elle, elle a accès à Fodé, et grâce à elle seulement, et indirectement, au Ministre de l’Intérieur.

Réalisme ou mythologie

Il y a donc une incohérence entre le dispositif annoncé dès le premier épisode, soit le combat d’un « centre » humaniste qui trouve sa légitimité et son salut dans la résistance à deux extrêmes mortifères, et sa mise en action qui, en faisant de Kenza Chelbi la troisième roue du carrosse, transforme ce conflit en un face-à-face entre deux influenceuses de génie (la gentille et la méchante) ce que, du reste, l’affiche de la série assume sans hésitation, quitte à ne pas tenir la promesse du scénario.

Il ne s’agit pas pour nous de deviner les raisons des choix scénaristiques et de réalisation qui ont conduit à ce déséquilibre mais de reposer, à cette occasion, la question de l’incarnation dans un médium, les séries, qui en use et parfois en abuse. Le souci des auteurs de La Fièvre de faire de la politique-fiction autour d’un protagoniste et d’un antagoniste de poids, ici deux femmes exceptionnellement intelligentes, conduit à les représenter en championnes, au sens de défenseures attitrées d’une cause. Dans une personnalisation extrême des dynamiques politiques, c’est la lutte quasi-mythologique de deux sœurs ennemies qui doit en dernier ressort décider du sort de la France, ce qui saborde le réalisme par ailleurs revendiqué par la série (dans ses dialogues, ses décors et ses situations) et poussé jusqu’à la figuration, dans leur propre rôle, de vrais journalistes ou animateurs de radio et de télévision. Confrontée à un matériau d’une épaisseur considérable et d’une composition très complexe, la série fait le choix d’une reductio ad personam qui évacue largement le collectif.

Du côté des gentils, celui-ci ne trouve plus qu’à s’incarner dans une SCOP, certes atypique puisqu’il s’agit d’un club de foot de haut niveau. Et encore, il est révélateur que ce projet de coopérative soit proposé par Sam, qui voit dans le football et plus particulièrement dans cette équipe un des derniers symboles et adjuvants du vivre-ensemble, puis qu’il soit débattu et adopté par les concernés hors champ, tandis que la caméra demeure sur… Sam et sur François Marens, le président du club déjà conquis par cette initiative… et par son autrice. Du côté obscur, celui de Marie Kinsky, le collectif n’est représenté que sous deux formes : le public anonyme des spectateurs de son show, qu’elle excite par ses saillies verbales et autres provocations, et les communautés virtuelles et en partie créées de toutes pièces (sous la forme de bots) qu’elle manipule pour servir de noirs desseins. Dans le dernier épisode, la société française trouve une autre incarnation, le temps d’une émission TV spéciale en prime-time: celle d’une assemblée de citoyens composée pour l’occasion, censément plus représentative que l’Assemblée nationale mais qui, là encore, n’apparaît que comme un groupe dénué de cohésion et réagissant, par les acclamations ou les huées, à des orateurs qui n’en sont pas issus. Hors de ces quelques visages et profils, dont aucun n’est un personnage, la société n’existe que sous la forme quantitative d’omniprésentes courbes de tendances et autres compteurs de « likes » mesurant en temps réel l’adhésion à telle ou telle initiative de Sam et Marie, comme autant de coups plus ou moins réussis dans la partie d’échecs qu’elles se livrent à distance.

Paradoxalement, le seul groupe consistant (du moins jusqu’a un certain point de la série) et sans doute moins irréaliste que le club devenu coopérative, est celui de Kenza, qui est une individualité trop faible pour subjuguer et diriger ses partisans et alliés. Sa scission en cours de série semble dire le peu d’espoir que place La Fièvre en un groupe qui serait dépourvu de guide presciente.

Kenza Chelbi (Lou-Adriana Bouziouane)

L’heure n’est plus, il est vrai, aux séries chorales qui faisaient du nombre de personnages de premier plan une condition du réalisme social et politique des représentations et la norme actuelle du nombre réduit d’épisodes n’arrange rien. Fille de son époque, surtout peut-être pour ce qui est de la pop culture, La Fièvre est l’héritière, d’un côté, d’une lignée de fictions paranoïaques et individualistes (Homeland, déjà citée, et en remontant plus loin, 24 ou The X-Files), et de l’autre des récits de super-héros aux facultés hors du commun qui rejouent les affrontements manichéens des récits fondateurs. On peut regretter qu’elle n’ait pas posé des limites à sa quête dévorante d’incarnation, cela lui aurait peut-être permis de mieux tenir sa promesse de décryptage socio-politique.

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